Novak Djokovic vient de remporter son sixième trophée sur la mythique pelouse des Championships de Wimbledon, écrivant toujours plus l’histoire du tennis avec ce vingtième tournoi du Grand Chelem. Mais, à Wimbledon Village, il n’y a pas que le tennis et le croquet, une autre fabuleuse histoire se joue sur son gazon : celle de son club de football.
Wimbledon FC, premier du nom
Une histoire qui aurait pu être banale. Celle d’un énième club londonien qui parvient à se hisser au niveau professionnel et même à bien figurer dans l’élite. Celle d’un club à la fois mondialisé car étant membre de la foire Premier League, mais irrésistiblement local, ne se qualifiant pas aux compétitions internationales. Que nenni. Les obstacles dressés sur la route du Wimbledon FC transformeront ce roman commercial en conte de fées, celui où l’amour triomphe sur l’appât du gain.
Posons tout d’abord le contexte. Le Wimbledon FC est fondé en 1898 par un groupe d’anciens élèves de la Central Old School de Wimbledon. Club régional à l’armoire à trophées bien garnie, il accomplit son principal fait d’arme en remportant la FA Cup amateure en 1963 et déclare sa professionnalisation peu après, bien qu’il faille compter plus de dix ans et une promotion en quatrième division nationale pour vraiment atteindre ce statut.
Le gros coup du Wimbledon FC ? Sa promotion en première division en 1986, suivie d’une victoire en FA Cup – professionnelle, cette fois – en 1988. C’est l’époque légendaire d’un effectif de bad boys surnommé le « Crazy Frog » qui l’installe solidement dans l’élite du football anglais, au point d’être membre inaugural de la Premier League. Cependant, les « Dons » vivent mal ce début d’internationalisation. Et l’arrêt Bosman n’arrange rien. C’est le début des problèmes, et donc de la fable qui nous intéresse aujourd’hui.
Un déménagement en Irlande ?
En 1996, les premières rumeurs jaillissent. Dans un projet digne d’une franchise NBA, le club s’apprête à troquer le vert du quartier de Wimbledon pour le vert… irlandais en déménageant à Dublin. Un accord en ce sens se profile entre un consortium irlandais et le propriétaire du WFC de l’époque, Sam Hammam. Celui-ci voit d’un bon œil la proposition. À la dérive sportivement, le club doit en plus composer avec des problèmes de stade après avoir vendu l’emplacement de son enceinte historique. Cohabiter avec Crystal Palace au Selhurst Park coûte un argent fou et la place en Premier League est bien le seul actif à faire fructifier. Un déménagement résoudrait le premier problème et décuplerait la valeur du club.
En effet, vu d’Irlande, on est prêt à tout pour s’intégrer à la fructueuse Premier League avant que ce ne soit trop tard (cher). Offrir un club à supporter aux fans irlandais plutôt que de les voir passer la frontière chaque week-end et faire venir les grands clubs anglais chaque semaine représenteraient une importante manne financière. L’intérêt économique est secondé par un fort intérêt populaire. On ferait de ce club une simili équipe nationale. Vient alors l’intérêt sportif : les joueurs irlandais pourraient se développer plus facilement si un club élite était d’emblée présent sur le territoire. C’est largement suffisant pour faire vaciller les quelques craintes (faire de l’ombre à la fragile ligue irlandaise notamment).
Le deal semble ne faire que des heureux. Hammam a d’ailleurs déjà eu des offres de fusion avec d’autres clubs de Londres et des idées de déménagement, alors autant que ce soit en Irlande. Quoi de mieux pour valoriser son club qu’être le club de toute une île, plutôt qu’un club local du sud de Londres ? En outre, le stade à Dublin, plus grand, aurait la deuxième affluence de PL derrière United. Donc le contrat TV n’en aurait été que plus juteux. De quoi convaincre les autres clubs de Premier League, pas effrayés par un voyage annuel en Irlande.
Servis, volés
Que des heureux, vraiment ? Naturellement, les fans sont les seuls acteurs de l’équation à ne pas voir leur club comme une entreprise. C’est évidemment bien plus que ça : c’est une entité sociale et locale, une communauté qui ne peut pas être transportée ailleurs. Imaginez si votre club déménageait… Changer de stade est déjà bien souvent un déchirement – et les supporters du Wimbledon FC l’ont déjà connu – mais alors changer de ville, de pays !
Le plan se heurte inévitablement à la pression populaire. D’autant que les fans portent déjà en eux une certaine idée de l’activisme. Le changement de stade, les rumeurs de fusion, les difficultés financières… Sam Hammam n’était déjà pas très populaire. Si bien que quatre supporters créèrent, dès 1994, la WISA (Wimbledon Independent Supporters Association) en tant que moyen de pression contre le propriétaire.
Le déménagement à Dublin étant le pire affront qu’on pouvait leur faire, les supporters ne se font pas prier pour passer à l’action. Des manifestations ont lieu en marge et pendant les matchs.
Dons Quichotte
En plus de la pression populaire, le projet s’attaque à une montagne administrative et légale. Rappelons que Dublin, capitale de la République d’Irlande, ne fait pas partie du Royaume-Uni. Et si les candidatures de clubs souhaitant dépasser leur fédération (comme Swansea autorisé à jouer en Angleterre bien que club gallois) au sein du royaume étaient déjà un casse-tête pour les instances dirigeantes, que dire de ce dossier alors que nous sommes au crépuscule des Troubles ?
Malgré tout, le consortium reste serein. Persuadé que le récent arrêt Bosman joue en sa faveur, il s’est même attaché les services de Jean-Louis Dupont, l’avocat de Jean-Marc Bosman lors du procès. Si un joueur peut partir d’un club et d’une ligue ailleurs dans l’Union Européenne selon les règles commerciales en vigueur, alors pourquoi un club ne pourrait-il pas se délocaliser même en restant dans sa ligue, pense-t-il ?
Mais, tout britannique soit-il, autoriser un pays étranger à rejoindre la Premier League créerait une incroyable brèche. Cela transformerait presque l’élite anglaise en Super League avant l’heure. Si la PL est friande de ce changement, ce n’est pas du tout le cas de la FA, qui ne veut pas aller contre l’avis de la fédération irlandaise et indique que Wimbledon devra jouer en championnat d’Irlande si le club s’établit à Dublin. L’UEFA, qui vient juste d’empêcher à plusieurs clubs gallois de franchir la frontière anglaise, préfère accorder la primauté aux fédérations nationales et ne souhaite pas crouler sous d’autres demandes qui, à terme, endommageraient voire détruiraient le principe de ligues nationales. Que l’histoire sait être ironique !
Wimbledown
Tandis que tout le monde se renvoie la balle, le déménagement tombe subitement à l’eau. En fait, deux investisseurs norvégiens enchérissent plus que nécessaire pour racheter le club en l’an 2000. Hammam cède immédiatement. C’est une catastrophe. Le déménagement devient intenable politiquement avec des investisseurs étrangers à bord. Le Wimbledon FC est relégué. Sa valeur chute.
À la recherche d’un nouveau stade à tout prix, le déménagement est finalement acté vers Milton Keynes, une ville nouvelle à 100 kilomètres de Wimbledon, tout près du circuit de Silverstone, autre monument du sport britannique. Autour du Wimbledon FC, l’ambiance est délétère. Le boycott organisé par la Football Supporters Federation occasionne les pires affluences de l’histoire du club lors des derniers mois à passer encore dans le quartier de Merton, où se situe le district de Wimbledon.
Une fois installé à Milton Keynes, l’affluence n’est guère meilleure, ce qui n’arrange pas le manque de liquidités du club. Pour le sauver de la liquidation judiciaire, un investisseur local, Pete Winkelman, rachète le club. Par la même occasion, il lui donne une nouvelle identité visuelle et le renomme MK Dons Football Club. 113 ans d’histoire partent en fumée.
Tel un phénix
De l’autre côté, à Wimbledon, les supporters laissés sur le carreau décident de tout recommencer de zéro. L’AFC Wimbledon est né. Du bas de leur neuvième division, ils n’ont que deux buts : redevenir professionnel et reconstruire leur stade sur son emplacement historique.
Fort de ses 4 000 supporters tout droit venus du Wimbledon FC dès son premier match, le club gravit les échelons à la manière d’une étoile filante. Les nouveaux Dons – leur surnom depuis le début, trait d’humour avec le mélange du titre honorifique et du suffixe de Wimbledon, fréquent en toponymie anglo-saxonne puisqu’il signifie « colline » – connaissent leur apothéose en mars 2017. Ce jour de match comptant pour la troisième division, l’AFC affronte et bat le MK Dons FC pour la première fois en compétition nationale, après deux échecs. Lors de la saison 2018-2019, l’AFC Wimbledon évolue même une division au-dessus de MK Dons !
Puis, en 2020, l’AFC accomplit son objectif ultime en renouant avec le lieu de son stade historique : Plough Lane, à Merton. Leur nouveau stade, construit au même endroit que l’ancienne bâtisse où le WFC a passé 80 ans de son existence, fut inauguré l’année dernière. Même si, pandémie oblige, les supporters n’ont pu être présents, c’est un signe définitif que s’ils avaient perdu les premières batailles, ils ont assurément gagné la guerre. Il ne leur reste plus qu’à retrouver la PL pour finir d’accomplir leur renaissance.
Dons du ciel
L’AFC Wimbledon, c’est avant tout une histoire d’héritage. Et, tout en reconstruisant le club depuis ses cendres, les supporters-dirigeants de l’AFC avaient une autre obsession : revendiquer l’héritage du Wimbledon FC. Vous vous souvenez du boycott de MK Dons ordonné par la Football Supporters Federation ? Eh bien, il ne cesse pas une fois la scission des deux clubs digérée. Las d’être un club de parias – et de ne pas remplir son stade –, Pete Winkelman fait un pas vers le supposé camp du bien et trouve un compromis en octobre 2006.
En échange de la levée du boycott, le MK Dons FC « reconnait et regrette » le mal qu’il a fait à la communauté de Wimbledon, renonce à toute revendication de l’histoire du Wimbledon FC et lègue l’intégralité de la propriété intellectuelle et du palmarès du WFC à l’AFC Wimbledon. Les trophées sont donc de retour à Merton.
À la question existentielle : qui est le vrai héritier du Wimbledon FC ? Autrement dit, l’essence d’un club réside-t-elle dans ses actifs ou dans sa communauté ? Dans sa propriété présente ou dans ses lieux et son histoire ? Cette fable répondrait presque par une morale digne des contes de Perrault.