Initié par Manchester United et Liverpool, le Project Big Picture vise à restructurer le football professionnel anglais. Si la révélation de ses détails par le Telegraph dimanche dernier a secoué l’opinion, c’est pourtant un premier jet du football de demain auquel il faudra s’habituer… ou résister ?
D’abord une mesure à court terme
En partant du principe que vous n’ayez pas encore entendu parler du Project Big Picture – il faut dire qu’il n’a pas grande résonnance de ce côté de la Manche –, commençons par le commencement. Le PBP est d’abord une mesure d’urgence pour répondre aux difficultés financières causées par la crise sanitaire. Le fonds de secours « covid-19 » est en tête d’affiche du projet. Il se chiffre à 250 millions de livres sterling à destination de l’English Football League (les quatre premiers échelons professionnels, équivalent de la LFP), plus 100 millions en faveur de la Football Association (le reste de la pyramide dont le milieu amateur, équivalent de la FFF). Tout ceci financé par un prêt que contractera la Premier League.
Cette aide d’urgence apparaît comme essentielle et profiterait à tout le monde. Rappelons que les revenus liés aux jours de match manquent cruellement en ces temps de pandémie et de huis clos, et que certains clubs sont confrontés à une faillite proche. Le fait que la Premier League se charge du prêt et intervienne en héros embellit son image. Et vu ce qu’elle souhaite faire passer, elle va en avoir besoin.
Une immense restructuration sportive
La partie émergée de l’iceberg, ce que le grand public et l’histoire retiendront, c’est celle de la restructuration sportive. Le Project Big Picture propose le passage de la Premier League de 20 à 18 équipes. Et comme le Championship et les EFL Leagues 1 et 2 resteront à 24 équipes, ce sont tout simplement deux clubs professionnels qui passeront à la trappe. Cette pyramide restructurée s’accompagne d’un nouveau système de promotions et de relégations entre le Championship et la Premier League. En effet, les deux premiers clubs de Championship remplaceront les deux lanternes rouges de PL, tandis que la seizième équipe de première division se battra dans un tournoi de barragistes avec les troisièmes, quatrièmes et cinquièmes de l’étage d’en dessous.
Le PBP propose aussi d’autres changements sur les autres compétitions professionnelles anglaises. Et pas des moindres, puisqu’il souhaite les suppressions pures et simples de la League Cup et du Community Shield. Libérer les calendriers, telle est la priorité. En outre, une toute nouvelle ligue féminine sera créée totalement indépendamment de la FA ou de la PL. Certains pensent toutefois que le football féminin devrait encore dormir sous le même toit que son homologue masculin le temps de mieux se développer.
La redistribution des profits bouleversée
Actuellement, la Premier League distribue à ses clubs 92 % de ses revenus, de la manière suivante. Les revenus liés aux sponsors et la moitié de ceux des droits TV sont répartis également entre tous les clubs. Une autre partie des droits TV est répartie selon le temps de présence à l’écran, comprenez le nombre de fois et pour quel type d’affiche sont choisis les clubs par les diffuseurs. Enfin, la dernière partie est accordée selon le classement du club.
Le Project Big Picture implique une baisse de la part de revenus redistribués à la Premier League de 92% à 75%. Mais la répartition subira un changement drastique qui favorisera la régularité dans l’élite, et en particulier dans le haut du tableau. De ces 75%, la moitié sera partagé également, un quart sera basé sur le classement, et le dernier quart jaugé sur le classement moyen des trois dernières saisons.
Si l’on descend la part destinée à la Premier League à 75%, c’est pour distribuer les 25% restants aux autres clubs de l’EFL, véritables gagnants de l’opération. Et bien que la moitié haute de Premier League ne soit pas à plaindre, c’est sur ce point que la direction de la PL enrage.
Cette faveur accordée par le Big Six – Liverpool, City, Chelsea United, Tottenham, Arsenal sont pour l’instant les seuls à être pro-PBP – aux clubs de l’EFL ne sort pas de nulle part. En parallèle, le Project Big Picture signe effectivement la fin des parachutes financiers dont bénéficiaient les relégués de Premier League sur les trois années suivant leur descente. Cette mesure vise donc à rééquilibrer financièrement le Championship tout en renforçant « au mérite » les clubs du Big Six.
D’autres réformes plus populaires…
Le Project Big Picture, c’est aussi plusieurs mesures qui relèvent beaucoup plus de bien commun que de la controverse. Pêle-mêle, on y trouve des fonds solidaires pour les centres de formation et académies, d’autres parts de budget destinées à l’entretien et la rénovation des infrastructures, et même encore d’autres au monde amateur et à des associations caritatives. Le PBP prévoit aussi le retour de certaines tribunes debout pour la première fois depuis le désastre de Hillsborough en 1989. Et l’ambiance s’enjolive encore lorsque le PBP annonce en plus instaurer une limite de prix de 20 livres sur les billets visiteurs, avec un minimum de 3 000 supporters par parcage qui verront leur trajet subventionné.
Des 10 millions de livres pour le seul Wembley aux 500 000 par clubs d’EFL League 2, les stades anglais seront donc en meilleur état, avec de nouvelles infrastructures et fonctionnalités. Le tout dans une meilleure ambiance au sein d’une Ligue qui n’oublie ni ses supporters ni le football populaire ? Les fans auront du mal à ne pas pousser pour cette réforme. Les slides powerpoint sentent déjà bon de ce côté-là.
… pour faire passer une autre pilule
Les clubs de l’EFL, les supporters, la culture football : ce Project Big Picture semble pour l’instant arroser tout le monde. Qu’est-ce qui peut donc bloquer en Premier League pour ne pas vouloir adopter ces mesures sur le champ ? Disons que les faveurs accordées jusque-là ne le furent pas par charité. L’autre point majeur du PBP concerne la gouvernance du football anglais, et sur ce point, le Big Six, Manchester United et Liverpool en tête, n’y vont pas de main morte. Les membres éminents de la Premier League, c’est-à-dire le Big Six ainsi que Southampton, West Ham et Everton, se verront en effet accorder un droit de veto entre autres « droits de scrutins spéciaux ».
Ces membres éminents siègeront de fait au sein d’une sorte de conseil de sécurité. Lequel sera à même de trancher les décisions concernant les élections et révocations des membres du conseil administratif de la Premier League, la vente des droits TV, les changements au fair-play financier interne et même l’approbation des nouveaux propriétaires chez les autres clubs. Tandis qu’aujourd’hui, il faut une majorité aux deux tiers de l’intégralité de l’assemblée pour approuver une décision, c’est ce conseil qui trancherait – donc six clubs sur neuf pour valider une résolution – sur certaines des questions les plus importantes si le PBP passait.
Le pouvoir concentré dans les mains de neuf clubs, et par extension du Big Six, est précisément la raison du séisme outre-Manche et, en l’état, le point de blocage majeur pour faire passer le Project Big Picture. Assemblée durant une réunion d’urgence mercredi, la Premier League a effectivement balayé le projet, indiquant au passage son mécontentement quant à cette tentative de coup d’État.
Quelle suite pour le Project Big Picture ?
Si la nature du Project Big Picture choque encore à bien des égards en 2020, c’est pourtant un véritable avant-goût du football de demain qui a montré le bout de son nez. Cette tentative avortée d’OPA sur la Premier League n’est que le début d’une bataille de longue haleine en vue d’un changement des mœurs de l’opinion publique et des acteurs majeurs. Le Big Six n’a pas encore assez de soutiens pour faire passer son plan – il faudrait 14 votes sur 20 pour que la Premier League l’adopte. Qu’à cela ne tienne, cette semaine était une prise de température, une graine plantée dans l’esprit de tous qui ne demande qu’à germer.
À terme, l’objectif est facilement identifiable. La diminution du nombre d’équipes en première division semble être une fatalité pour tous les championnats européens. L’ECA par son président Agnelli l’encourage d’ailleurs activement et tente même de pousser l’UEFA à décider unilatéralement par le haut de l’imposer. Le but est à la fois d’avoir des plus grosses parts du même gâteau tout en déblayant le calendrier des clubs des élites. Non pas pour privilégier la qualité à la quantité, ni pour préserver les corps des athlètes, mais pour y placer plus de rencontres européennes et de tournées internationales, plus juteuses économiquement qu’un déplacement du leader chez un club du ventre mou. En somme, le premier pas vers une Super League.
Nul doute alors que le reste de l’Europe réfléchira un minimum aux changements opérés en Angleterre. La France, avec le fiasco du contrat à un milliard de Mediapro, se heurte à cette incapacité de faire grossir le gâteau et pourrait de fait être précipitée vers cette tentation de le partager en de plus grosses parts. En tout cas, la convention en vigueur avec la FFF permet déjà un retour au découpage pour 18 invités. On laissera aux supporters la pose de la chantilly.