Note : cet article est la traduction de l’interview que Juninho Pernambucano a accordée au Guardian. Retrouvez l’article complet (en anglais) en cliquant ici.
Dans un entretien au Guardian publié hier, Juninho fustige la classe politique et la presse brésiliennes en réaction à la gestion par le président Jair Bolsonaro de la crise de la Covid-19, le Brésil étant le deuxième pays le plus touché au monde par la pandémie. Curieusement, une partie de la presse française, en dépit de l’idée du journalisme prônée par Juninho, a jugé bon de polémiquer sur un non-buzz, lorsque le directeur sportif de l’Olympique Lyonnais prit Neymar en exemple. Que dit réellement cette interview ?
« On fait tout de travers »
Son engagement politique n’est un secret pour personne. Partisan de Lula, Juninho s’oppose souvent et publiquement à Bolsonaro, là où d’autres footballeurs brésiliens, proches de l’église évangélique, soutenaient voire soutiennent encore ce dernier. En véritable militant, car ne pas profiter de sa notoriété pour faire bouger les choses irait à l’encontre de ses principes, la légende de l’OL tacle actuellement d’autant plus le gouvernement brésilien que celui-ci échoue à repousser l’épidémie de coronavirus. La situation qui sévit dans son pays l’attriste, et il fond plusieurs fois d’émotion durant l’entretien. Interrogé sur un autre contexte d’actualité, celui des inégalités, notamment raciales, Juninho commence :
« Nous avons un mauvais système éducatif au Brésil. Les riches disent qu’il faut investir dans l’éducation, mais comment ? Comme Lula l’a souligné, nous devons combattre la faim. Si vous avez faim, vous n’avez pas confiance. Imaginez un père ou une mère qui n’a pas les moyens d’offrir trois repas par jour à son enfant. Cela nous amène à quelque chose d’encore plus important que l’éducation : la dignité. La dignité humaine est un droit dont chacun doit jouir. Pardon, tout cela m’émeut… »
Dignité humaine qui a fortement tendance à manquer ces temps-ci au Brésil. « Je suis très triste, désespéré. On fait tout de travers, on fait le contraire de ce que tout le reste du monde fait. Je suis brésilien, je sais que nous sommes un pays pauvre et que les gens ont besoin de travailler, mais c’est une question de vie ou de mort. Si nous avions eu un confinement, on verrait actuellement le bout du tunnel, mais ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, l’état de notre pays est désespérant. »
Le « vrai journalisme : écrire et raconter la vérité à tout le monde. »
L’ancien milieu de terrain lyonnais, qui s’est mis à dos « 80 à 90% » de sa famille pour s’être opposé au candidat populiste d’extrême droite Jair Bolsonaro dès sa campagne, avait même pris la décision de quitter le Brésil après avoir reçu des menaces de morts et subi la censure, bien que ce ne soit pas les seules raisons de son départ. Depuis Los Angeles ou récemment depuis Lyon, il ne démord pas de rester toujours actif dans la vie politique brésilienne. Toujours sans porter une grande estime de la presse et de la nouvelle classe politique :
« Au début, vers le second tour de l’élection présidentielle de 2018, j’ai essayé de parler à des gens et de leur montrer des vidéos exhaustives à propos de tout ce qui se passait. Bolsonaro est un fils de Whatsapp et des fake news. La majorité des gens le supportait et c’était ma décision de leur tourner le dos. Je sais que certains nourrissent des regrets maintenant. Ils pensaient que Bolsonaro était la seule option. »
« Au Brésil, le système n’a pas d’empathie et nous apprend à ne pas en avoir. L’élite ne saisit pas à quel point les inégalités financières sont grandes au Brésil ni que cela engendre de la violence. On la regarde se déferler maintenant. Nous avons de très bons journalistes dans notre pays, mais aucun éditeur pour avoir le courage de les publier. Plus de 42 millions de personnes n’ont pas voté en 2018 [soit un taux d’abstention haut mais pas exceptionnel de 21.3%, bien que le vote soit obligatoire au Brésil, ndlr]. Si la presse avait fait son véritable travail, Bolsonaro n’aurait jamais été élu. Juste du vrai journalisme : écrire et raconter la vérité à tout le monde.
« Twitter, Facebook et Whatsapp ont décidé de l’élection »
La crise politique qui remue le Brésil depuis 2014, avec en points d’orgue le procès de Lula, la destitution de Dilma Rousseff en 2016 et la victoire de Jair Bolsonaro en 2018, est un climat fertile aux fake news. « Quand vous évincez Dilma d’une manière aussi ignoble, vous brisez une jeune démocratie, assène Juninho. [La victoire de] Bolsonaro est l’œuvre du juge prétentieux qu’est Sérgio Moro dans l’affaire Lula, de la culture de la haine envers le parti ouvrier et des fake news. »
Signe d’espoir, les lignes commencent à bouger. La cour suprême brésilienne a en effet récemment lancé des enquêtes sur les infox qui ont inondé les réseaux sociaux en marge des élections, avec plusieurs perquisitions d’adresses liées à Bolsonaro à la clef. « Twitter, Facebook et Whatsapp ont décidé de l’élection, précise Juninho. Je suis las de dénoncer les fake news sur Twitter. J’envoie sans cesse des messages. Elles sont la cause de nos problèmes et il n’y a eu aucune action pour les stopper. »
« Regardez le nombre de chaînes d’extrême droite qu’il y a sur YouTube. Elles reçoivent énormément d’argent pour répandre des infox mais ils sont encore tolérés par YouTube. Je leur rapporte ces chaînes presque quotidiennement, mais je reçois rarement de réponses. »
« Il y a des milliers de George Floyd au Brésil »
La discussion s’oriente alors vers les inégalités raciales, le meurtre de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter. Dans un pays comme le Brésil où plus de la moitié de la population s’identifie comme noire, plusieurs affaires font écho à celle de George Floyd. Les meurtres par la police brésilienne de João Pedro, garçon de quatorze ans, et d’Ágatha Félix, une fillette de huit ans tuée d’une balle dans le dos, sont évoqués.
« Il s’agit clairement de racisme, dit Juninho, une confirmation d’une politique violente que nous avons dans le pays à l’heure actuelle. Comment est-ce possible qu’un enfant de huit ans se fasse tirer dessus par la police ? Comment est-ce possible de vivre après ça ? C’est incroyable. Regardez George Floyd. Il ne pouvait pas respirer. C’est un être humain. Je ne peux pas imaginer ce qui motive la police à faire ça. C’est du racisme, et c’est très, très triste. »
« Il y a des milliers de George Floyd au Brésil », dénonce Juninho en réaction au commentaire d’Eduardo Bolsonaro, fils du président et parlementaire, ayant récemment déclaré le contraire. « Il y a des tirs tous les jours. Les homosexuels aussi sont persécutés et c’est une des choses qui me rend le plus en colère envers les partisans de Bolsonaro. Toutefois, personne ne peut battre le temps qui passe. Un jour, tout le monde découvrira qui vous êtes vraiment. »
« Au Brésil, on nous apprend à ne penser qu’à l’argent »
Le meilleur tireur de coup franc de l’histoire revient ensuite sur sa carrière de footballeur et celles de ses compatriotes. « Au Brésil, on nous apprend à ne penser qu’à l’argent, mais en Europe, ils ont une mentalité différente. Inconsciemment, je me suis imaginé un plan de carrière car je voulais aller dans un autre gros club brésilien, et pas seulement pour l’aspect sportif. On m’a appris à aller là où on me paierait le plus. C’est la mentalité brésilienne. »
« Prenez Neymar. Il est venu au PSG juste pour l’argent. Le PSG lui a tout donné, tout ce qu’il voulait, et maintenant il veut quitter le club avant la fin de son contrat. Alors que c’est maintenant l’heure de rendre ce que le club a fait pour lui, de montrer de la gratitude. C’est un échange, vous voyez. Neymar doit tout donner sur le terrain, montrer un dévouement total, de la responsabilité et du leadership. Le problème, c’est que le système au Brésil prône une culture de l’avidité et veut toujours plus d’argent. C’est ce qu’on nous a appris. »
Alors, est-ce la faute de Neymar ou une affaire de société brésilienne ? « C’est simplement ce qu’il a appris. Je dois différencier le footballeur de la personne. En tant que joueur, Neymar est dans les trois meilleurs au monde, au même niveau que Ronaldo et Messi. Il est rapide, solide, marque et fait marquer comme un vrai numéro 10. Mais en tant qu’homme, je pense qu’il est coupable, car il doit se remettre en question et mûrir. À l’heure actuelle, en revanche, il fait juste ce que la vie lui a appris ».
Juninho reste optimiste
La colère de Juninho à propos de la situation actuelle de son pays de naissance est aussi grande que son amour pour le Brésil et son souhait d’amélioration pour celui-ci. En lui demandant s’il avait espoir dans le futur, il répond :
« Ah oui, bien sûr que je dois y croire. J’ai grandi à Recife, vécu à Rio, Lyon, au Qatar et aux États-Unis. L’endroit que j’aime le plus reste le Brésil. Je sais que c’est difficile en ce moment mais je suis un père, un grand-père et je ne demande qu’un monde meilleur. Il y a des mauvaises personnes, comme la famille Bolsonaro, mais il y en a aussi de bonnes. Nous avons des docteurs, des enseignants et des artistes formidables. Mais on doit changer le plus vite possible. Nous avons les ressources pour surmonter tout cela. »