Alors que plusieurs championnats européens ont repris ou sont en instance de reprise, la LFP semble rester inflexible sur sa décision d’arrêt définitif de la saison de Ligue 1. Certains clubs, qui s’estiment lésés, continuent malgré tout de se battre, en particulier l’OL de Jean-Michel Aulas ou l’Amiens SC de Bernard Joannin. Derrière l’intérêt individuel de ces présidents, il y a pourtant un véritable débat d’éthique sportive qui dépasse le supportérisme. Ce papier vise donc à montrer en quoi la décision de la LFP est discutable d’un point de vue éthique mais également d’un point de vue pratique et stratégique.
La décision de la LFP
Un arrêt nécessaire
Pour commencer, un retour sur le contexte de la décision prise par la LFP s’impose. En raison de l’épidémie de Covid-19 en France, Edouard Philippe annonce dès le 28 avril que la saison de Ligue 1 ne pourra pas reprendre. Sa ministre des Sports, Roxana Maracineanu, reste quant à elle ouverte à une hypothétique reprise si les conditions le permettent à l’avenir. L’UEFA, afin de conserver la mainmise sur le calendrier des compétitions et d’éviter aux saisons de se désynchroniser, propose une date butoir à laquelle les compétitions se devront d’être terminées : le 3 Août. Prenant en compte cette date, la LFP, en concertation avec le gouvernement et la ministre des sports, annonce donc le 30 avril un arrêt définitif de la saison 2019/2020. Les modalités de cet arrêt sont simples : le classement final se fera en fonction des ratios de points par match depuis le début de la campagne. Cela permet aux équipes ayant disputé moins de matches de ne pas être lésées par rapport à une prise en compte « telle quelle » du classement.
Le classement final conçu par la LFP – L’Équipe
Dans cette perspective, l’arrêt de la saison propose plusieurs avantages. D’abord, il limite l’exposition des joueurs aux risques d’infection. De plus, il permet aux équipes de maîtriser le calendrier de préparation physique plutôt que de se hâter à reprendre en vue d’une date incertaine. Finalement, l’arrêt permet de se conformer à la deadline fixée par l’UEFA, dont les compétitions pour l’année en cours semblaient sévèrement compromises.
Un aspect définitif précipité
Néanmoins, depuis ce 30 avril et malgré les efforts du gouvernement pour solidifier la décision de la LFP, Alexander Ceferin a précisé que la date limite du 3 août avait toujours été une date indicative et qu’un arrangement pour que la saison de Ligue 1 soit terminée d’ici septembre aurait pu être trouvé. Or, septembre est une date considérée depuis le début par Edouard Philippe comme envisageable pour la pratique du sport professionnel. De plus, en raison de considérations économiques, le gouvernement a levé le confinement permettant à nouveau aux commerces et activités non-essentielles de reprendre leur cours – et ce malgré le risque sanitaire lié à la rencontre physique des employés et des consommateurs.
Sous cet argumentaire, on peut donc mentionner le manque à gagner colossal de l’industrie du sport professionnel qui ne touchera ni droits TV ni recettes de billetterie pour la fin de saison. D’après Mediapart, bien qu’un prêt garanti par l’Etat ait été concédé et bien qu’un compromis ait été trouvé avec les diffuseurs afin qu’ils ne retirent pas totalement leur contribution aux droits TV, les clubs de Ligue 1 voient leurs prévisions de trésorerie sévèrement faillir d’ici la fin de saison et devront pour certains s’en remettre à vendre de nombreux cadres ou à un renflouage conséquent par les actionnaires.
La situation financière projetée des clubs de Ligue 1 – Mediapart
Des conséquences stratégiques importantes
Vis-à-vis de ce risque financier, de nombreux championnats étudient les modalités de reprise quand d’autres ont déjà disputé des rencontres. En parallèle, la LFP semble inflexible et ce malgré les doléances répétées de certains présidents dont le très médiatique Jean-Michel Aulas. Si les modalités d’une éventuelle reprise de la Ligue 1 seront certainement complexes, on note déjà que la simple notion d’arrêt définitif fut une décision hâtive que beaucoup de championnats, pourtant tout autant touchés par le Covid-19, n’ont pas prise. De plus, l’argument économique plaide en faveur d’une alternative et témoigne d’un double discours du gouvernement qui considérerait donc plus dangereux le football à huis clos que la reprise des activités de service à haute exposition avec la clientèle.
Finalement, dans une vision à moyen et long terme, certains clubs se voient mis en difficulté par la décision de la LFP dans l’optique de la coupe d’Europe. En effet, si au 30 avril il semblait impossible de faire reprendre la Ligue des Champions et l’Europa League, rien n’est moins sûr à l’heure actuelle. Pour les clubs français encore engagés, le déficit de forme physique risque donc d’être nettement visible par rapport à une équipe étrangère ayant repris l’entraînement et la compétition depuis des semaines.
De plus, le classement tel que conçu par la LFP pour la saison 2019/2020 enverrait pour la saison suivante des équipes débutantes ou à la trésorerie fragile pour défendre l’indice français en coupe d’Europe. Par exemple, Rennes en Ligue des Champions et surtout Reims en Europa League ont toutes les chances de réaliser des performances moyennes, handicapés par le manque de revenus de cette saison au sein d’une trésorerie déjà sous-proportionnée par rapport à la compétition dans laquelle ils seraient engagés. À terme, cela pourrait se retourner contre la Ligue 1 par le biais d’un indice dégradé, et plus généralement d’une perte financière globale pour les clubs de Ligue 1 liée à une sous-performance sportive.
Des modalités injustes
D’autre part, que l’on considère ou non la décision de la LFP bonne, les modalités de celle-ci n’en restent pas moins discutables. La solution du ratio de points a ses avantages : elle permet de prendre en compte 28 journées de football âprement disputées qu’il serait injuste d’effacer. Néanmoins, l’OL a utilisé un terme légal qui englobe une problématique éthique cruciale : le préjudice de chance. Pour des raisons diverses telles que la forme, la réussite, le calendrier, la présence ou non en coupe d’Europe, les blessures, les clubs peuvent voir leur classement évoluer de la journée 28 à la journée 38. C’est d’ailleurs cet aléa qui fait la popularité du football, dont l’incertitude est de mise y compris à l’échelle d’un fragment de match. Il serait donc insensé d’imaginer que le classement après 28 matches disputés serait le même qu’après 38.
La remontada barcelonaise
Étude statistique – l’injustice de la décision quantifiée
Les modalités qui concernent l’attribution des places via un ratio de points sont donc fondamentalement injustes. Néanmoins, on peut considérer que s’arrêter plusieurs semaines puis reprendre n’est pas totalement juste non plus vis-à-vis des retours de blessure et des dynamiques mentales dans lesquelles se trouvaient les clubs avant l’arrêt des compétitions. Pour autant, l’injustice d’un arrêt à la journée 28 est colossale. Ainsi, pour clore ce papier, il sera étudié en détail les changements au classement mais également le facteur réussite et l’ampleur des déviations entre un classement projeté sur 28 matches disputés et un classement effectif sur 38 matches.
La base de données étudiée correspond à celle disponible via le site understat.com, c’est-à-dire les 5 grands championnats depuis 2014/2015. La Bundesliga a été retirée avant même la récolte de données car son format sur 34 matches possède des variations non comparables avec les saisons sur 38 matches. Il en reste donc la Premier League, la Ligue 1, la Serie A et la Liga.
Des classements volatiles
En termes de classement brut d’abord, sur les 20 saisons étudiées, de la journée 28 à la journée 38, aucune n’a vu le classement être répliqué entre les 28 premiers matches et les 38 de la saison complète. Plus confondant encore, si l’on se concentre uniquement sur le top 6, seules 50% des saisons étudiées proposent un top 6 comportant les mêmes équipes entre la journée 28 et 38. Si l’on se préoccupe de l’ordre de ce top 6, seulement 1 saison sur les 20 étudiées peut se targuer de n’avoir pas bougé en 10 rencontres. Concernant les extrêmes, la journée 28 a enregistré les « bonnes » équipes dans le top 3 lors de 70% des saisons mais seulement 45% des bons relégables. Pour finir, dans 15% des cas, soit 3 fois sur les 20 saisons étudiées, le mauvais champion aurait été couronné après 28 matches. Ci-dessous, l’infographie réalisée par Betse permet de voir la grande volatilité des classements en Ligue 1 depuis 18 saisons.
Les changements de positions entre la J28 et la J38 en Ligue 1 depuis 2001, par Betse
Si l’échantillon de ces calculs est restreint, on observe néanmoins la grande volatilité des résultats en fin de saison et il est clair qu’une décision qui n’a qu’une chance sur 2 d’être grossièrement correcte, c’est-à-dire sans même compter l’ordre des séries, ne peut être considérée comme juste et fidèle à la notion d’éthique sportive et de compétition. En particulier, la Ligue 1 a vu les 3 derniers du classement changer lors de 4 des 5 dernières saisons, preuve qu’Amiens peut – tout comme l’OL, Monaco ou Montpellier – s’estimer privé de 10 journées qui accordaient une chance conséquente d’éviter une issue défavorable.
Les conséquences d’un manquement à la coupe d’Europe ou au maintien en division supérieure ayant des ramifications financières essentielles pour les clubs de football, la décision de la LFP risque donc d’affecter de manière importante le destin de clubs sans que ceux-ci aient une chance de lutter sur le terrain. En guise de comparaison, chaque année, le Paris Saint-Germain a plus de chances, d’après les bookmakers, de remporter la Ligue 1 que le classement figé par la LFP d’être le bon en ce qui concerne les zones critiques du classement cette saison. Bien que les circonstances appelassent à l’action, la pertinence de cette décision est sérieusement remise en cause.
Une saison trop courte
De plus, une étude liée aux Expected Goals et Expected Points est nécessaire, afin de soulever la notion de réussite et de répétabilité de celle-ci. En effet, si après 28 journées certaines équipes ont vu les scénarios des matches et leur adresse être plus ou moins heureux, le fait de pouvoir étendre ce niveau de réussite jusqu’à la journée 38 est loin d’être garanti. Selon un principe intuitif et fondamental des statistiques, un échantillon agrandi vous permet de lisser les résultats extrêmes. Pour cette raison, un classement après trois journées n’a aucun sens. De même, si l’on calcule un coefficient de détermination entre les buts et les xG à la journée 28, ainsi que sur les points et les xPTS, on observe que ce coefficient augmente systématiquement lorsque l’on calcule sur les 38 journées disputées. Ainsi, les 38 journées permettent de lisser certains extrêmes qui prennent beaucoup plus de poids dans les bilans après 28 matches.
Parmi ces extrêmes, on retrouve en particulier le facteur calendrier qui a permis par exemple aux niçois de n’affronter le PSG qu’une seule fois ou bien de jouer à domicile à 15 reprises contre 14 pour Monaco ou Montpellier et 13 pour l’OL. De manière similaire, Amiens a affronté deux fois le PSG tandis que Nîmes et St-Etienne se sont évités un match potentiellement très compliqué. Dans ces dispositions, aucune équipe n’a affronté les mêmes adversaires que ses concurrents. Cela fausse la saison et se répercute d’autant plus que 28 matches absorbent moins les cas extrêmes et matches couperet que ne le font 38 journées.
L’injustice quantifiée
Mis bout à bout, ces événements et aspects que l’on serait tentés de négliger contribuent à une moyenne d’écarts absolus entre les points effectifs à la journée 38 et les points projetés de 3.66 pts. Les écarts absolus signifient que tout club est susceptible de gagner ou perdre ces 3.66 points, pouvant donc occasionner des rattrapages relatifs de 7 points entre 2 équipes. L’élément important de ce chiffre est qu’on a là affaire à une moyenne. Des cas extrêmes tel que les 13.86 points d’écart remontés par Lille en 2015/2016 ont permis au club de passer de la 15e place à la 5e place, le tout en 10 journées. À l’inverse, seuls 14% des équipes recensées ont vu l’écart varier d’1 point ou moins. Ces chiffres témoignent donc de l’importante volatilité des résultats et à ce titre, même Nantes 13e avec 37 points aurait pu finir devant le 6e Nice et ses 41 points sans que cela ne soit hautement improbable. Même Toulouse, dont la réclamation prête souvent à rire au vu de l’écart, peut légitimement se considérer floué par ce classement arrêté bien que, dans ce cas précis, un sauvetage eut demandé un exploit colossal.
Quelle solution adopter ?
Si l’injustice et le manque de vision stratégique ainsi que de pragmatisme dans la décision de la LFP ont été établis, ou du moins défendus, il faut à présent proposer succinctement une solution qui réglerait au mieux les problèmes liés à l’interruption du football professionnel. Rien ne remplacera une saison jouée de bout en bout sans arrêt brutal et reprise rapide. Par conséquent, la LFP doit chercher à aboutir à un consensus total entre les clubs de Ligue 1. Au vu des chiffres avancés dans l’article, il est difficile de trouver un club qui ne sera pas lésé ou avantagé par la décision de l’arrêt de la saison. Dans ces conditions, faire table rase de la saison ou bien prendre en compte uniquement les 28 premières journées sont 2 options tout à fait injustes. La LFP se voit donc contrainte de reprendre la saison si elle veut atteindre un consensus, à moins qu’elle parvienne à monnayer l’accord des présidents les plus scandalisés.
Le gouvernement français n’étant jusque là publiquement pas ouvert à une reprise rapide, la situation pourrait donc soit évoluer grâce aux reprises des championnats voisins soit pousser la Ligue à organiser une fin de saison rapide aux alentours d’août. Cette fin de saison pourrait permettre aux clubs engagés de connaitre les modalités de la compétition et donc de ne plus subir de préjudice de chance. Jean-Michel Aulas a précédemment proposé un système de play-offs qui, s’il a fait rire nombre d’observateurs, permet aux différents clubs d’avoir une chance de voir leur classement évoluer en fin de saison. Il est par la suite possible de cloisonner et pondérer les classements issus de ces play-offs en fonction des écarts existants en championnat. Ainsi, des clubs ne pouvant mathématiquement être champions ou européens ne doivent pas pouvoir l’être selon ces play-offs. En définitive, la solution ne pourra être trouvée que si les clubs respectent les valeurs du sport dans lequel ils sont engagés.