Quand, en 1964, le maréchal Castelo Branco renverse le président João Goulart, le Brésil tombe dans la dictature militaire. Durant la Guerre froide, rares sont les pays d’Amérique du Sud à ne pas voir leur gouvernement de gauche remplacé par ces juntes. Durant vingt-et-un ans, cette répression va s’abattre sur le peuple brésilien avant de s’essouffler au début des années 80 grâce aux Corinthians, célèbre club de football du pays. Comme sous Franco, en Espagne, ou sous Videla, en Argentine, ce sport sert de propagande. C’est donc dans un pays gangrené politiquement que le club fondé par un groupe d’ouvriers d’origine européenne va montrer la voie de la démocratie à tout un peuple par l’intermédiaire de son fer de lance, Socrates.
Cette démocratie corinthiane commence, en premier lieu, suite à des conflits interne. Õ Timão réalise, en 1981, une saison catastrophique ponctuée par une huitième place au championnat paulista et une vingt-sixième à celui du Brésil. Le président, Vicente Matheus, et son vice-président, Waldemar Pires, échangent leurs postes espérant redonner un allant sportif au club blanc et noir. Néanmoins, c’est bien plus que cela qui va se dérouler. Pires, ayant pris les commandes, pousse à la démission son ancien supérieur et donne le poste de directeur du département du football à Adilson Monteiro Alves, jeune sociologue de gauche aux idées révolutionnaires.
Socrates : docteur, démocrate et esthète
Pires et Monteiro Alves vont avoir trois relais de poids sur le terrain. Wladimir, légende du club et syndicaliste, Walter Casagrande, symbole de la jeunesse emprisonnée, et Socrates, l’intellectuel et meneur. Le numéro 10 est le premier à mettre des mots sur les maux en expliquant que « 90% des joueurs ont une condition de vie inhumaine. 70% gagnent moins que le salaire minimal. Si les joueurs l’acceptent, [les dirigeants] sont paternalistes. Sinon, ils sont autoritaires ». Celui que l’on surnomme « Docteur Socrates » par rapport à son diplôme de médecin, est un joueur d’un autre temps, d’un autre football. Le faux lent au mètre quatre-vingt-douze est un pur esthète.
Ses talonnades de génies et son élégance pure ont fait de lui une légende du Brésil. Son goût pour l’égalité et son combat pour la démocratie ont fait de lui une icône du pays. C’est donc en véritable fer de lance que Socrates mène la révolution au sein du club comme il mène le jeu sur le rectangle vert. Monteiro Alves veut mettre fin à l’autoritarisme en demandant aux joueurs comment ils entendraient gérer le club eux-mêmes. Il veut réduire le management en le confiant aux salariés.
C’est donc à partir de 1982 que Wladimir, Casagrande, Socrates et leur bande prennent en main les Corinthians. Une véritable autogestion qui rompt avec la structure verticale habituelle. L’icône Socrates va permettre à la démocratie corinthiane d’avoir une portée nationale puis internationale. Seulement, il est essentiel que ces théories soient suivies d’actes à la hauteur.
L’abolition des mises au vert comme symbole
Pour rompre totalement avec la structure hiérarchique typique – d’autant plus sous un régime dictatorial -, le club va adopter une politique basée sur le droit de vote individuel. C’est donc par consensus que tout va se décider, de l’heure du déjeuner jusqu’au choix de l’entraineur. Zé Maria, ancienne gloire du mondial 1970, est par exemple nommé coach de l’équipe suite au choix des salariés. D’autres décisions fortes sont prises au sein du club paulista. On pense notamment à l’équitable répartition des droits TV et des recettes des guichets ou bien sûr à la question des mises au vert.
Ce qu’on appelle concentração en version originale est l’un des actes fondateurs de la démocratie corinthiane. Le terme signifiant « rassemblement des troupes » dans le langage militaire est aussi fort que pesant pour les joueurs. Ceux-ci sont perçus comme immatures et on pense que le seul moyen pour les gérer est de leur imposer ces mises au vert. « Dans l’esprit du pouvoir, le foot devait juste être l’opium du peuple et il lui fallait le contrôler au maximum les joueurs. Comme il ne pouvait pas le faire pendant les matches, il était important de le faire avant et après, explique le journaliste Juan Abarello. Le concentração, c’était une façon de nier leur valeur humaine ».
Les joueurs du club populaire de São Paulo retrouvent leur valeur humaine à la fin de l’année 1982 en ayant aboli ces mises au vert. Ils ne sont alors plus obligé d’y assister, que cela soit pour un match amical insignifiant ou pour la finale du championnat. Un tournant qui marque le point de rupture entre une crise interne et le renouveau des Corinthians. Un jeu flamboyant couplé a de bons résultats feront dire à Socrates : « Nous nous sentons libres et quand on se sent libres, on s’exprime enfin ».
Les revendications sur le terrain
Ces expressions vont se faire ressentir aussi bien sportivement que politiquement mais toujours sur le rectangle vert. Comme dit précédemment, sous l’impulsion de Socrates, le jeu des Corinthians devient flamboyant. Un succès sportif et une médiatisation inédite de sa star va permettre de populariser les idées du club et du joueur. Les deux championnats paulistes remportés en 1982 et 1983 servent de caisses de résonance, si bien que les autres clubs de la ville que sont Palmeiras et le São Paulo FC tentent l’expérience démocratique avant que Flamengo, situé à Rio, ne s’y mette également.
Les Corinthians rentrent sur le terrain avec un maillot blanc et noir parsemé de gouttes de sangs, symbolisant l’atrocité de la dictature, où l’on pouvait lire le flocage « Democracia corinthiana« . Une autre revendication sera affichée sur la tunique appelant le peuple brésilien à aller voter lors des élections. De la même façon, les joueurs affichèrent publiquement leur idéal politique lors de la finale du championnat paulista en 1983. Ils arborent, en effet, une banderole sur laquelle est écrit : « Gagner ou perdre mais toujours avec démocratie » avant de remporter ce match face au SPFC (1-0) sur un but de Socrates.
Après cette réalisation, il ne se célébra pas comme un Brésilien mais leva le poing comme un Black Panther. Sur le terrain comme dans tous les endroits où il passe, le longiligne capitaine cite le mouvement pour qu’il s’étende à d’autres sphères de la société. Il dit lui-même : « Au départ, nous voulions changer nos conditions de travail ; puis la politique sportive du pays ; et enfin la politique tout court ». Comment un groupe de jeunes écoutant du rock et buvant des bières après un match de football peuvent faire tomber une dictature ? L’histoire est belle mais relativement romancée.
La fin de la démocratie et de la dictature
En 1984, le Parti des Travailleurs « Diretas Já! » réclame des élections présidentielles au suffrage universel. Socrates va soutenir le mouvement en prenant la parole lors d’un discours politique devant plus d’un million de Paulistes. Alors courtisé par la Fiorentina au projet sportif et au contrat plus alléchant qu’à São Paulo, le joueur se déclare prêt à rester au Brésil, si et seulement si le Parlement vote en faveur de la proposition. Néanmoins, son souhait n’est pas exaucé et cela le pousse à partir à Florence.
Privés de leur meilleure arme, les Corinthians s’essoufflent, perdent en finale du championnat local et voient le tandem Pires-Monteiro Alves ne pas être réélu. Le nouveau président, Roberto Pasqua, intronise Mario Travaglini en tant qu’entraîneur à la place de Zé Maria. Un renversement à l’allure réactionnaire puisqu’il était son prédécesseur avant l’expérience de la démocratie corinthiane. Celle-ci prend alors fin, paradoxalement en même temps que la junte militaire.
C’est, en effet, en 1985, un an après le départ de Socrates suivi du duo de dirigeants, que la dictature brésilienne tombe. Tancredo Neves est élu président et si la démocratie corinthiane n’est plus d’actualité, elle perdure dans les esprits comme celle qui a permis la véritable démocratie du pays menée à Brasilia. L’expérience du club pauliste était-elle le résultat d’une ouverture politique ou au contraire est-elle le facteur accélérant celle-ci ? On ne pourra sûrement jamais le savoir. Néanmoins, Socrates et ses camarades ont su allier créativité du terrain et créativité organisationnelle afin de retrouver le football qu’ils aimaient appeler « jeu de liberté ».
Postérité de Socrates et de sa démocratie
Socrates, Wladimir, Casagrande, Pires et Monteiro Alves sont des symboles mais plus des exemples. Jair Bolsonaro, nouveau président brésilien et nostalgique de la junte, a été soutenu par grand nombre d’acteurs du football auriverde lors de sa campagne en 2018. Quand Socrates se servait de sa popularité pour défier la dictature, les joueurs d’aujourd’hui s’en servent pour promouvoir Bolsonaro. Dans les années 80, c’était bien plus qu’un championnat paulista que les Corinthians voulaient remporter. La responsabilisation des joueurs prônée par le club semble désormais lointaine.
Après l’expérience de la démocratie corinthiane, le longiligne Brésilien au bandeau « peace and love » arpenta les terrains italiens sous le maillot de la Fiorentina. Ayant le mal du pays, il revint au bout de deux ans pour deux piges d’à peine vingt matchs à Flamengo et Santos. Nulle part il ne trouva la plénitude comme aux Corinthians. Grand buveur et fumeur, cela le perdra en 2011 à seulement 57 ans. Son père, féru de philosophie, lui donna un nom lourd d’importance. Il a tout de même su en faire de grandes choses. Grand bavard comme Socrate, médecin comme Hippocrate et un nom qui rime avec démocrate. Socrates est mort, vive Socrates !