Le catenaccio est tantôt un symbole utilisé abusivement pour y réduire le football italien, tantôt un terme qui désigne à tort et à travers n’importe quel « bus » défensif. Pourtant, l’une – si ce n’est la – des tactiques les plus connues du football n’est ni italienne ni un bête bloc bas. Retour sur sa création et son voyage en Italie à travers trois noms qui ont façonné le catenaccio.
Karl Rappan : Le bricoleur
Compenser un manque de qualité
Tout commence en fait en Suisse, et avec un attaquant autrichien. Karl Rappan, né à Vienne en 1905, fut attaquant professionnel et international autrichien durant l’âge d’or du football viennois. La fin de sa carrière l’emmène chez les Helvètes à l’occasion d’une pige au Servette Genève en tant qu’entraîneur-joueur. De quoi faciliter sa transition vers le métier de tacticien au sein d’un championnat mineur. Et d’emblée, Rappan réfléchit à ses premières difficultés sur le jeu. Comment compenser le fait que ses joueurs, semi-professionnels, soient plutôt moyens face au haut de tableau du championnat ?
Une série de onze duels étant forcément vouée à la défaite, Rappan impose une rigueur tactique assez stricte pour ne faire qu’un. Sa première solution, nommée « le Verrou » par les journalistes suisses, est une modification fondamentale du classique 2-3-5, qui est toujours suivi en Autriche malgré le passage au W-M en Angleterre après les travaux de Herbert Chapman. Alors que ce dernier choisit d’abaisser le milieu central du 2-3-5 au niveau des défenseurs pour créer le W-M, Rappan rapatrie les deux autres milieux vers la défense. Ceux-ci deviennent ainsi en quelque sorte des latéraux avant l’heure. On observe également les prémices du libéro. En effet, le défenseur central opposé au jeu presse le porteur tandis que son coéquipier, originellement fixé par l’attaquant, recule pour couvrir.
Cette fois, c’est la bonne
Mais Karl Rappan se heurte à plusieurs problèmes. Premièrement, le Verrou est beaucoup trop exigeant pour le milieu central laissé seul. Pour rappel, il s’agit déjà d’un joueur de qualité moyenne et les milieux qui semblent l’accompagner sur le schéma ne forment pas un 4-3-3 avec deux huits comme on le comprendrait aujourd’hui ; ce sont en fait des attaquants intérieurs qui se soucient assez peu de la relance. Pire, le Verrou semble trop moderne. Face aux deux compositions de l’époque, le W-M et le 2-3-5, les joueurs de Rappan se retrouvent en infériorité numérique dans bien trop d’autres compartiments du jeu. Bref, le monde du football n’est pas encore prêt pour une ligne de quatre à l’arrière.
Le néo-entraîneur autrichien procède alors à quelques ajustements. D’abord, il abaisse un attaquant au rôle de milieu pour suppléer le relanceur esseulé. Puis il officialise et étoffe le rôle de défenseur en retrait. Le libéro est officiellement né, le catenaccio aussi. Et les résultats sont probants. Rappan rafle deux titres avec le Servette, cinq autres avec Grasshopper et devient par la suite le sélectionneur de la Nati pour la Coupe du monde 1938. La Suisse est alors une très mauvaise sélection. Son bilan en Coupe Internationale d’Europe centrale en atteste : quatre victoires en trente-deux matchs. Mais sous les ordres de Karl Rappan, la Suisse bat l’Angleterre en amical et l’Allemagne au mondial, des résultats inespérés en d’autres circonstances.
Si le Verrou a prouvé son efficacité, il n’établit pas pour autant une norme, loin de là. Vue comme un dispositif spécial et relatif à l’affrontement de grosses équipes, l’expérimentation de Rappan n’aura pas d’écho avant l’après-guerre.
Gipo Viani : Le pionnier
Pour que l’on parle de catenaccio et non de Verrou, il a bien fallu que quelqu’un amène un système semblable en Italie. Ce quelqu’un, c’est Giuseppe Viani. S’il romantise son histoire en disant avoir eu l’idée d’un défenseur en deuxième rideau en admirant les double-filets d’un pêcheur lors d’une ballade au port à l’aube, il semble en effet que son invention du libéro et donc sa reproduction du Verrou en catenaccio à l’italienne soit indépendante de ce que faisait Rappan en Suisse dix ans plus tôt. Car il ne s’agit pas là d’une adaptation du 2-3-5, mais du W-M, et le libéro était désigné parmi les trois défenseurs.
Voyant rapidement les limites techniques de son effectif, Gipo Viani est le premier à effectuer un catenaccio systématique en tant que plan de jeu en Italie. Il ne génère néanmoins pas la popularisation de ce système dans la Botte. Car s’il a un succès relatif avec la Salernitana – une promotion avec le meilleur bilan défensif des deuxièmes divisions italiennes mais une relégation ensuite – c’était encore avec une petite équipe. Le catenaccio ne se détache pas de l’image d’outil pour petit club. Gipo Viani lui-même revendique le « droit des faibles » quant à l’utilisation de son bloc bas avec libéro. Et effectivement, certains petits clubs s’en inspirent çà et là mais jamais au point de devenir une identité de jeu comme ce fut le cas pour Viani ou Rappan, et toujours en vue de jouer face à des équipes supérieures.
Encore moins voit-on le catenaccio comme une possibilité tactique d’un gros club avant qu’Alfredo Foni ne l’utilise à l’Inter et y remporte deux scudetto en 1953 et 1954. Très critiquée à l’époque, son approche a cependant montré la voie. Plus tard, c’est la Fiorentina qui remporte le titre avec une variante du catenaccio. La porte est grande ouverte, l’Italie est prête à recevoir les leçons de Nereo Rocco.
Nereo Rocco : Le radical
Montrer à l’Italie, montrer à l’Europe
Originaire de et ayant débuté sa carrière d’entraîneur à Triestina, c’est d’abord là-bas, juste après Viani, en 1947, qu’il établit et s’ancre dans la culture du catenaccio. Rocco réarrange le club qui obtient de très bons résultats sous ses ordres. Et ce que devient le clup après son départ conforte a posteriori l’idée de l’importance de Rocco. Triestina finit la saison 1947-1948 invaincu à domicile et glane la deuxième place ex-aequo, entre le Milan et la Juve et derrière le Grande Torino. Puis, pour ses deuxième et troisième saison, Rocco termine huitième, ce qui est déjà satisfaisant pour le club. Cependant, bien que sûrement inspirée par ce qui se faisait à la Salernitana, sa forme de catenaccio n’inclut pas de libéro.
C’est Gipo Viani, directeur sportif du Milan quand Rocco en prend les rênes, qui aurait justement convaincu Rocco de l’intérêt d’un libero qui ratisse juste devant le gardien. Ce dernier adopte donc ces mesures et, quel choc à l’époque, convertit l’autre club de Milan au catenaccio – et avec libéro. Mais loin du catenaccio stéréotypé désignant l’anti-football, le Milan de Rocco reste une formation très prolifique avec 83 buts en 34 matchs quand la Roma, deuxième équipe au classement des buts, n’en compte que 61. Nereo Rocco ne se contente pas de convertir une Italie déjà en basculement tactique, il montre aussi à l’Europe que le catenaccio, tout d’abord, existe, et qu’il est possible de gagner avec. Pour preuve, son Milan remporte la Serie A et l’ancêtre de la Ligue des Champions face au Benfica de Béla Guttmann.
Botte en touche
Le pragmatisme du catenaccio de Nereo Rocco ne se fait pas forcément remarquer par une attitude extrêmement défensive – comme on l’a vu avec le nombre de buts marqués – mais plus par un extrémisme de Rocco dans son désir de gagner. La victoire, qu’importe la manière, motive Rocco. Ainsi, la presse et les spectateurs, privés d’un certain romantisme, ne sont pas les seuls à se plaindre de son style de jeu ; les acteurs principaux aussi. Ce Milan pratique en effet un football assez cynique aussi bien tactiquement, Rocco n’hésitant pas à bloquer totalement le jeu une fois l’avantage pris, que physiquement, tant la rugosité sur l’homme était une de ses consignes.
Quoiqu’il en soit, il est peut-être le point de départ le plus important de la culture footballistique transalpine. Car si l’Italie avait déjà une forte tradition défensive avant la guerre, avec par exemple l’accréditation de passeports aux Argentins et Uruguayens d’ascendance italienne pour battre les offensives équipes du nord de l’Europe grâce à ces joueurs plus solides défensivement, le fait que le catenaccio soit pratiqué dans les deux clubs de Milan affirme un nouveau concept comme marque de fabrique. Celle-ci atteindra sa perfection plus tard, grâce à la Grande Inter de Helenio Herrera. Mais ça, c’est une autre histoire.