Juan Román Riquelme est rarement cité, par le grand public, parmi les joueurs qui ont marqué le football de leur empreinte. Entre sa nonchalance, son palmarès peu évoquant ou encore son faible nombre saisons en Europe, il est un joueur atypique du XXIème siècle. En Argentine, son pays natal, jouer avec le cœur est primordial. Pour preuve, les supporters argentins peuvent décrier une légende comme Lionel Messi, le trouvant trop apathique sous le maillot de l’Albiceleste. D’autres joueurs ont été traités de « pechos frios » par leurs compatriotes, ce qui signifie littéralement « poitrine froide » c’est à dire un footballeur qui n’a pas de cœur, qui ne se bat pas. Riquelme en est le parfait exemple par son manque d’implication défensive. Mais malgré cela il n’en reste pas moins un joueur magnifique.
El Ultimo Diez
« J’ai toujours voué un culte aux meneurs de jeu […] Petit, je n’avais d’yeux que pour Riquelme, j’observais les yeux collés à l’écran de télé la relation qu’il créait avec son avant-centre. À travers lui, j’ai découvert le geste que j’aime le plus : la passe. Il a été une idole en Amérique du Sud. Il a ressuscité le rôle du milieu axial. Je suis très loin d’avoir son influence sur le jeu. J’aspire à m’en approcher autant que possible » dit Javier Pastore lorsqu’on l’interroge sur le poste de numéro 10. Le « pecho frio » argentin actuel a beaucoup de similitude avec Riquelme et il est normal qu’il ne tarisse pas d’éloge sur lui. Il a tellement ressuscité ce poste essentiel au football qu’il est surnommé « El Ultimo Diez » (le dernier numéro 10).
Dans ce pays où ce poste sacré a connu, entre autre, Kempes, Ortega ou encore Aimar. Juan Román Riquelme dit d’ailleurs, à propos de ce surnom, que « pour [lui], c’est une très belle responsabilité de devoir défendre ce poste parce que le football dépend des numéros 10. […] Si tu prends place dans la file des gens qui achètent leur ticket au stade et que tu leur demandes qui ils viennent voir jouer, ils vont te répondre Zidane, Iniesta, etc ». Ces artistes, comme Riquelme, décident du rythme du match et malgré sa lenteur et sa nonchalance, lorsque le ballon est dans ses pieds, il est presque impossible d’aller lui enlever.
Pourquoi être rapide ou courir longtemps alors qu’il voyait tout avant tout le monde et qu’il ne perd jamais un seul ballon ? Un sens du placement hérité du « futbol de potrero » (du terrain vague). L’une des meilleures protection de balle de l’histoire du football qui permettra à Boca Juniors d’être sur le toit du monde en battant le Real Madrid des Galactiques en finale du mondial des clubs 2000 (victoire 2-1 où Riquelme avait eu le rôle de garder le ballon durant quasiment toute la partie puisque Boca menait, ndlr).
Car oui, avec ses chevilles aussi souples que des poignets, Juan Román Riquelme a marqué à lui seul le plus grand âge d’or du club de Boca Juniors pour lequel il a joué treize saisons cumulées. Treize années de passes millimétrées, de coups-francs superbes et de dribbles dévastateurs feront de lui le meilleur joueur de l’histoire des Xeneizes selon les hinchas du club. C’est après sa formation aux Argentinos Junior qu’il part à Boca de 1996 jusqu’en 2002 où il rend fou la Bombonera avec son rythme latino.
Le paradoxe européen
Malgré tout son talent, Riquelme a manqué son rendez-vous promis avec l’Europe. En 2002, il quitte Boca pour rejoindre le Barça, un club fait pour lui vu l’importance de joueurs techniques dans le jeu blaugrana. Seulement, dès son arrivée, Louis Van Gaal lui assène « avec le ballon, tu es le meilleur joueur du monde. Mais sans le ballon on joue à dix. » Durant une saison, le technicien batave le fait peu jouer et quand il l’aligne, c’est en position d’ailier gauche, soit un poste qu’il n’apprécie guère et où il ne peut montrer l’étendue de son talent. Une année décevante avant de partir à Villareal où il écrira de très belles pages de l’histoire du sous-marin jaune.
C’est lors de ces quatre années passées sur le littoral espagnol que le terme de héros tragique pour désigner Juan Román Riquelme prend tout son sens. Peu apprécié en Europe et surtout sur la péninsule ibérique pour sa nonchalance, il n’est pas le soldat que le football moderne demande. Il mène cependant Villareal dans des sphères inimaginables notamment lorsqu’il permet au club d’accéder aux demi-finales de Ligue des Champions 2006 avec une campagne où il aura été exceptionnel et irréprochable. Un héros… tragique puisqu’il est l’homme qui éliminera Villareal face à Arsenal en manquant le penalty qui aurait emmené une prolongation (défaite 1-0 sur l’ensemble de la double confrontation. Ndlr). Il ne s’en remettra jamais et quitta le vieux continent l’année suivante.
Lors de son passage en Europe, il ne sera d’abord pas appelé pour la Coupe du Monde 2002 car Marcelo Bielsa, le sélectionneur argentin, le trouvait trop lent. Ensuite, il brillera au mondial 2006 avant d’assister impuissant à la défaite de sa nation en quart de finale face au pays hôte allemand car José Pékerman le fait sortir au moment où l’Albiceleste mène 1-0 et doit désormais défendre. Score final 2-1. Encore un paradoxe dans sa carrière… l’Argentine encaisse deux buts fatals après son remplacement, lui, le joueur qui défend le moins au monde. Oui, il ne défendait pas, mais n’importe quelle personne qui aime le foot ne peut qu’aimer Juan Román Riquelme dont un seul ballon touché suffira à vous faire passer un bon moment.
D’une autre époque
Juan Román Riquelme incarne un football en voie de disparition -s’il n’est pas déjà éteint. Il a commencé sa carrière au siècle dernier, il n’en est jamais vraiment sorti. Joueur atypique et peu en phase avec son époque et le football européen, un artiste comme on n’en voit que trop rarement remplacé par des joueurs « multi-polyvalent » qui marquent , dribblent et passent en même temps mais font tout moins bien que lui.
Après son aventure espagnole, il décide de retourner là où il était vraiment compris et apprécié pour ce qu’il était et non pour ce qu’il aurait dû être, à Boca Juniors. Tellement passionné par ce club, il accepta d’y jouer « bénévolement » durant une saison car Los Bosteros avaient besoin d’argent. En 2014, il retourne jouer dix-huit mois aux Argentinos Junior pour boucler la boucle. Il quitte d’abord le mythique club du Buenos Aires sachant très bien que les dirigeants voulaient s’en séparer sans signe de reconnaissance vis à vis de sa carrière et de ce qu’il leur a apporté. Le président Angelici dit carrément : « Avec moi aux commandes, Riquelme ne revient pas à Boca » !
Mais si Boca ne veut plus de Riquelme, c’est le football tout entier qui ne veut plus de Riquelme. Les plus romantiques, les plus obstinés, les plus naïfs auraient voulu le voir continuer à fouler les pelouses avec sa classe légendaire encore et encore. Ils savent qu’il participait tellement peu aux phases défensives qu’ « El Ultimo Diez » aurait pu jouer encore de longues années, son jeu le permettait. Seulement, il a voulu partir lorsque le football qu’il a aimé ne lui correspondait plus et n’avait plus de place pour lui.
Daniel Valencia dit d’ailleurs le jour de sa retraite que « le dernier numéro 10 du football s’en va. Il nous ont éliminé, aujourd’hui prévaut le résultat ». Un joueur anachronique qui aurait eu une bien plus grande carrière s’il avait joué dans les années 90, un joueur né trop tard mais un joueur éternel. Car oui, pour l’éternité, Román, numéro dix floqué sur son maillot jaune et bleu, écartera ses oreilles afin d’écouter la Bombonera scander son nom.