Deux ans après les Jeux Olympiques 1928 qui virent déjà l’Uruguay s’imposer sur l’Argentine en finale, l’histoire se répète. La Céleste et l’Albicéleste se retrouvent effectivement en finale de la toute première Coupe du monde de l’histoire. Rencontre au carrefour du récit footballistique, tournant de son fonctionnement comme de son jeu.
Le football du Rio de la Plata
À l’époque, il paraissait clair à quiconque n’étant pas britannique que le football pratiqué sur les rives de cette rivière Plata était le plus beau football du monde. Le plus efficace, sans doute également. Ce n’est pas un hasard si l’Uruguay est double champion olympique et l’Argentine vice-championne en titre. Tandis que, de son côté, la Grande-Bretagne n’a plus goûté à une médaille depuis 1912. En outre, nos deux protagonistes s’étaient chacun chargés d’enfoncer leur concurrent 6-1 en demi-finale lors de cette Coupe du monde 1930.
Plus virevoltant que le football d’Outre-Manche, celui de l’estuaire de la Plata est aussi plus créatif et plus élégant. Plus romantisé, aussi. L’esprit garra charrúa s’oppose frontalement au Kick & Rush britannique. Garra, littéralement « griffe », désigne la combativité, quand Charrúa fait référence aux Indiens du même nom. Bien que théorisé a posteriori, ce terme s’avère tout à fait adéquat pour désigner le football de l’estuaire, puis exclusivement de l’Uruguay.
Attractivité
Car c’est avant tout cet esprit de réinterprétation du football qui est ici désigné. Exit la prévisible et redondante pyramide (2-3-5) qui entame dans l’estuaire son grand renversement. Cette transformation progressive vers le WM en passant par le WW est une plus grande réussite côté uruguayen.
D’abord parce qu’en attestent les résultats. Ensuite parce que, dans les faits, les Argentins peinent à se détacher complètement du modèle anglo-saxon. Du moins en ce qui concerne la disposition des joueurs sur les terrains. Puisque le style latin, moins méthodique et qui ne souhaite pas sacrifier entièrement les individualités au profit du collectif, l’a largement emporté sur les influences de la Perfide Albion concernant le jeu pur. Et ce, des deux côtés de l’estuaire.
« Le football de la rivière Plata use davantage de dribbles et d’efforts personnels généreux. Il est de fait plus agile et attractif. » Journal argentin El Grafi en 1928, via Inverting the Pyramid de Jonathan Wilson.
Apparaissent alors sur l’estuaire de nombreux et nouveaux gestes techniques. La talonnade aérienne, la tête plongeante ou encore la bicyclette en sont autant d’exemples.
Vers le WW
La première étape du renversement de la pyramide s’illustre par le passage du 2-3-5 au 2-3-2-3 : de la pyramide au WW. Celui-ci s’explique par le dénigrement croissant de l’inesthétisme du Kick & Rush, mais aussi par la stérilité notable de ce système face aux blocs bas ou en cas d’infériorité physique. L’opération n’est pas aussi spectaculaire que ses résultats. En effet, le changement de dispositif ne se caractérise que par une position plus en retrait des attaquants intérieurs. Nous parlons ici de Cea et Scarone. Ces joueurs à mi-gauche ou mi-droite sont davantage créateurs et stratèges que robustes et fiables dans le domaine aérien.
Le terrain est ainsi mieux quadrillé, les combinaisons facilitées. De leur côté, les deux joueurs excentrés de la bande du milieu ne se contentent pas de courir naïvement le long de l’aile. Ils sont, malgré leur positionnement, en fait assez éloignés de l’idée qu’on se fait du latéral moderne. Certes, ils aident aux dédoublements, vers l’axe comme vers l’intérieur. Mais ils le font moins, dans la mesure où ils sont aussi chargés de l’aspect créateur du numéro 8 actuel. Cela va en particulier pour Andrade, car Gestido s’approchait davantage du piston que l’on connait aujourd’hui.
« Albioncéleste »
Coach de l’Albicéleste, Francisco Olazar a, comme son homologue uruguayen Alberto Suppici, opté pour cette nouvelle variante du 2-3-5. Mais ce 30 juillet 1930, l’Argentine semble être une version work in progress de ses voisins et rivaux. Une ligne d’attaque plus plate, un jeu plus vertical, les habitudes anglaises sont difficiles à chasser.
Ils ne manquent cependant pas de talent technique. Le gambeta, un style de dribbles slalomant, est alors en effet très prisé. On raconte d’ailleurs le mythe du dribbleur insaisissable, qui se joue de toute la défense avant de propulser le cuir au fond des filets. Celui-ci, avant même d’exprimer sa joie, retourne sur ses pas pour effacer les traces de son parcours laissées dans la poussière et laisser ainsi son parcours intraçable.
Folie d’une Coupe du monde
Loin d’être marginale, cette première finale de la première coupe du monde connait un immense engouement. Elle est bien sûr scrutée depuis la France, qui n’est pas étrangère à sa création. En effet, l’initiative revient au président français de la FIFA, Jules Rimet. Mais c’est évidemment dans l’estuaire des deux protagonistes du match que la folie est la plus enivrante. Alors que le nombre de ferries nécessaires au transit des supporters argentins vers Montevideo a évidemment été sous-estimé, beaucoup d’entre eux traversent comme ils le peuvent, voire manquent le coup d’envoi.
Les portes du stade ouvrent cinq heures avant le coup d’envoi afin de procéder à la fouille des spectateurs. Ce qui, considérant les 1 600 pistolets saisis, s’avèrent être une bonne idée. Cette atmosphère explosive s’ajoute aux tensions entre les staffs. Argentins et Uruguayens se disputent le choix du ballon, dont des types de couture différents ont la faveur des uns et des autres. Finalement, on jouera une mi-temps avec chaque, et l’ordre sera tiré au sort. Le match peut commencer.
Rare spectacle
De la volonté des deux équipes, le match commence de manière très ouverte. Bien que le légendaire capitaine Nasazzi soit de très bon niveau, c’est bien au gardien Ballestero que l’on doit la préservation de la cage uruguayenne. Et malgré la pression argentine, la Céleste frappe en premier avec le but de Dorado à la douzième minute, qui hérite d’un ballon perdu dans la surface. Peut-être paralysés par l’enjeu, les Uruguayens font l’erreur d’ensuite laisser le jeu à l’Albicéleste. Il ne leur faut que huit minutes pour trouver la faille et égaliser par le biais de Peucelle. Un quart d’heure plus tard, les Argentins, forts de la confiance emmagasinée, prennent les devants grâce à Stabile. Et avant le retour aux vestiaires, c’est Varallo qui trouve la barre transversale pour ce qui aurait été une addition très salée à la défaveur des Uruguayens.
Une pause et un changement tactique plus tard, puisque Andrade assume désormais pleinement son rôle de créateur en s’intercalant à la place de Cea, lequel jouera désormais plus haut, le regain d’intensité des Uruguayens se voit récompensé. Ce même Cea perfore la défense et obtient un coup franc qu’il transforme à la cinquante-septième. Égalité. Alors que l’Argentine, non dépourvue de temps forts, ne parvient pas à reprendre les devants, c’est un Uruguay très agressif qui marque les deux prochains et derniers buts. Iriarte et Castro finissent d’envoyer la Céleste au paradis. Quatre buts à deux, score final. Les Uruguayens sont les premiers champions du monde de l’histoire du football.
Bien que le rythme fût haché, bien que les allégations accusant les Uruguayens de tacler au-delà des règles ne furent pas infondées, la créativité de Cea et Andrade, dont la liberté est mise en exergue par la tactique collective, ont su faire la différence. Et tous les rapports s’accordent à parler d’un très grand spectacle.
Mais surtout, l’Uruguay a montré au monde entier que la pyramide devait s’inverser.