« Le match de la mort ». C’est ainsi que le match de 1942 entre le Flakelf et le FC Start est rentré dans l’histoire. Entre mythes, histoires et légendes, entre tragédie et joie du sport, retour sur cette partie de football qui clignote comme une étoile dans les cieux.
L’ignominie
Le match de la mort, le death match pour les britanniques, prend place en Ukraine en 1942. Le contexte est triste, les histoires sont souvent sanglantes. Les forces nazies ne font pas de cadeau à la population. Les survivants des terribles affrontements de ce front Est ont à peine de quoi manger, et passent tout près de la mort à chacun de leurs pas. Les exactions sur les juifs dans le ravin de Babi Yar sont à quelques kilomètres à peine de distance. Le climat est plus propice au meurtre qu’au football.
« Au même moment – derrière les barbelés du camp de Syrets, situé en amont du ravin de Babi Yar -, le Sturmbahnführer Paul von Radomski conservait ses jeux préférés. Le foot pouvait bien reprendre en ville. Le commandant du camp se régalait comme jamais. Cet homme avait la passion du meurtre chevillé au corps. […] Quel plaisir il ressentait, quand il envoyait son magnifique berger, Rex, couleur cendre, arracher au hasard les organes sexuels de quelques détenus épuisés. […] Oui, cela se passait à Kiev, été 1942. »
– Pierre-Louis Basse, Gagner à en mourir
Mais pourtant, mais pourtant, le football ne meurt pas. Au contraire, il apparaît comme l’une des rares distractions dans ce monde brutal et violent. Jouer, innocemment, avec un ballon rapiécé. Prouver que toute la haine ne peut pas mettre à terre la dernière once de vie. Rappeler à l’occupant que le bruit de ses bottes ne couvrira jamais celui d’une foule en délire après un but d’anthologie. Même dans les camps de concentration, le football continue. Alors à Kiev, au mois d’août 1942, une partie d’anthologie va avoir lieu.
« Seule compte la tragédie »
Pour bien comprendre la place du fameux match de la mort dans la vie quotidienne, il faut remonter quelques mois en arrière. Tout commence à la fin de l’année 1941, quand le commandement allemand met en place un championnat à partir de clubs entièrement nouveaux. Au début de l’année 1942, Georgi Shvetsov fonde ainsi le Rukh, composé majoritairement d’anciens des clubs de Kiev. Mais beaucoup de joueurs de l’ancien Dynamo Kiev refusent de rejoindre le Rukh. En effet, Shvetsov souffre d’une réputation exécrable de collaborateur. Parmi les réfractaires, l’emblématique gardien Trusevich. Celui-ci dégote un emploi dans la boulangerie de la ville occupée. En plus d’un salaire et d’une situation relativement stable, il a également du pain frais tous les jours. Altruiste et pensant à ses anciens coéquipiers, il parvient à les faire embaucher à l’usine. L’équipe de la boulangerie va bientôt voir le jour.
En initiateur de l’équipe, il y a un homme, Joseph Kordik. Son histoire est un roman à elle seule. Ingénieur de formation, il se fait engager comme directeur de l’usine en se faisant passer pour allemand auprès des autorités. Et il se sert de ses attributions pour financer plus ou moins ouvertement la résistance passive aux occupants. Car en réalité, Joseph Kordik est d’origine tchèque, comme les rapports du NKVD d’après-guerre mentionnent. Il engage également trois anciens du Lokomotiv de Kiev pour faire son onze. Et, connaissant bien les réseaux réticents à l’autorité nazie, il fait aussi main basse sur quatre joueurs de talents à la situation ambiguë. En effet, ils sont tout quatre soumis directement aux forces d’occupation. Trois d’entre eux sont des policiers ukrainiens, et le quatrième est pour sa part conducteur de train pour la Reichsbahn à Kiev.
Les premiers matchs
Au mois de juin, l’équipe dispute ses premiers matchs. Le match inaugural se fait contre le Rukh de Georgi Shvetsov. Et, comme un symbole, se solde par une victoire. Quelques jours plus tard, c’est au tour du Sport de subir les foudres du FC Start nouvellement créé. Après avoir passé ses nerfs sur les deux équipes ukrainiennes, le FC Start s’attaque à des gros calibres. D’abord trois formations issues des garnisons hongroises, qui sont balayées d’un revers de main. Puis l’équipe de l’artillerie allemande au mois de juillet, et enfin le RSG, le onze des cheminots allemands. Les deux connaissent les mêmes résultats que leurs cinq prédécesseurs : une défaite sèche et nette. Au total, sur ses sept premiers matchs, le FC Start marque trente-sept buts et n’en concède que huit. Mais il reste un gros calibre à passer avant de pouvoir s’affirmer meilleure équipe du pays.
Ce gros calibre c’est le Flakelf, l’équipe de la DCA allemande. Le 6 août 1942, une confrontation entre les deux équipes est annoncée. Toute la ville retient son souffle. Les allemands, mieux nourris, mieux équipés aussi et reposés, sont prêts à ne faire qu’une bouchée du FC Start. Seulement, l’histoire du FC Start n’est pas celle de n’importe quelle équipe. Face au onze de la Flak, les joueurs ukrainiens montrent tout leur talent et corrigent leurs adversaires d’un jour. 5-1. Le score est sans appel, et l’honneur de l’Ukraine est, quelque part dans le ciel, lavé. Mais les Allemands ne veulent pas en rester là. Ils ne peuvent pas se laisser corriger pas des ouvriers, des « sous-hommes ». Alors le capitaine de l’équipe vient voir son chef de brigade, et un match retour est imposé aux joueurs du FC Start. Et les Allemands ont prévus de mettre tout de leur côté.
Le match retour
La publicité pour le match retour est immense. Des affiches sont placardées dans les rues par l’occupant. Ils veulent que le public vienne les voir corriger ces petits paltoquets. De leur côté, les quatorze joueurs du FC Start sont très concentrés. Ils veulent gagner leur match, encore une fois. Les noms des joueurs sentent bon l’Ukraine : Trusevych, Klymenko, Svyrydovskyy, Sucharev, Balakyn, Hundarev, Honcharenko, Cherneha, Komarov, Korotkych, Putystyn, Melnyk, Tymofeev et Tiutchev. Le match est prévu pour 17 heures, au Zenith Stadium de Kiev. Au 24 de la rue Kerosynna, l’agitation est grande quelques heures avant le coup d’envoi. Les joueurs du FC Start se changent dans une petite cabane en bois à quelques mètres du stade. Les allemands, eux, ne descendent pas de leur bus et se changent directement dans celui-ci, stationné juste devant le stade.
Et puis un officier SS descend du véhicule. Il s’en va vers les vestiaires du FC Start. Lentement, il ouvre la porte, et toise les quatorze ukrainiens. Selon la légende, il leur conseille de perdre… Ce n’est pas ce que la photo d’avant-match laisse pourtant à penser : les deux équipes semblent très décontractées. Dans les gradins, il y a près de deux-mille personnes qui se massent et hurlent, pour la large majorité, leur amour pour le FC Start.
Quasiment tout le monde a payé les cinq Karbovanets pour assister à la rencontre et voir, quelque part, la défaite de l’occupant. La composition des deux équipes est inconnue. On sait juste que quatorze joueurs, donc, étaient présents pour le FC Start. Et qu’au Flakelf, l’équipe était « renforcée » par d’autres joueurs. Ce qui est sûr, c’est que Trusevich était bien titulaire dans la cage de l’équipe de la première boulangerie de la ville.
Le mystère du match de la mort
Le coup d’envoi du futur « match de la mort » est sifflé, et les Allemands mettent beaucoup d’intensité d’entrée. De son côté, l’arbitre, officier allemand, est très laxiste et ne siffle que peu de fautes contre les Ukrainiens. Et cette petite aide arbitrale va bien aider le Flakelf, qui ouvre la marque après quelques minutes de jeu. Mais, loin d’être découragés, les Ukrainiens sont revigorés. Et, quelques minutes seulement après l’ouverture du score, Ivan Kuzmenko égalise. Peu de temps après, c’est au tour de Makar Honcharenko d’ajouter son nom à la feuille des scores. Il récidive peu avant la pause. Les deux équipes retournent aux vestiaires sur ce score de 3-1… et puis c’est à peu près tout. En effet, aucune archive ne permet de juger du déroulement de la seconde période. Seules révélations : les Allemands marquent à deux reprises, les Ukrainiens aussi.
Le match retour se solde donc sur un score de 5-3 en faveur du FC Start. L’humiliation est grande pour le Flakelf. Pour fêter cela, Lev Gundarev et ses coéquipiers vont boire un verre de vodka maison, se changent et font la fête jusqu’au petit matin. Une semaine plus tard, le FC Start dispute un nouveau match, qu’il remporte 8-0 contre le Rukh. Et c’est là que l’histoire laisse peu à peu sa place à la légende… En effet, le 18 août au petit matin, six joueurs sont arrêtés par la Gestapo. Le 20, deux autres du FC Start sont embarqués par la police politique.
Pendant longtemps, on a cru que c’était une vengeance de la part des Allemands. Mais il apparaît que c’est plutôt Shvetsov qui avait la défaite mauvaise. En effet, selon les archives du NKVD, il aurait dénoncé à la Gestapo les joueurs du FC Start. En effet, les joueurs sont bien enregistrés en tant qu’agents du NKVD prévoyant un sabotage dans Kiev dans les registres officiels…
Des morts suspectes
Néanmoins, deux morts suspectes viennent donner du crédit à la légende. Olexander Tkachenko, un des policiers, est arrêté par la Gestapo et tente de s’enfuir. Dans sa fuite, il se fait tirer une balle dans le dos par un Allemand. Mikola Korotkych, un ancien joueur du Dynamo, est lui aussi tué par la Gestapo quelques jours plus tard. Il semble que ce soit néanmoins des suites de son interrogatoire, où il aurait admis être un membre du NKVD. Rien à voir, donc, avec le match de la mort.
Les autres joueurs, eux, sont envoyés au camp de concentration de Syrets, où ils sont affectés à une session de travail. Ils ne sont donc pas dans le camp à proprement parler et sont gardés par des Ukrainiens. Entre autres, ils peuvent recevoir des visites et des paquets de leurs familles. Mais un an et demi après l’arrestation, Trusevich, Klimenko et Kuzmenko sont abattus, le 23 février 1943, dans le ravin de Babi Yar. Les raisons données, cependant, ne se rapportent jamais au fameux match de la mort.
Après guerre, l’URSS se servira néanmoins du match de la mort pour étayer sa propagande. Bien sûr, des joueurs comme Lev Gundarev ou Georgi Timofeyev n’avaient pas été fait prisonniers par les Allemands, mais leurs témoignages ont été passés sous silence. Le mythe du match de la mort et de la résistance footballistique héroïque des Ukrainiens est donc peu à peu devenu la version officielle. Et les rares joueurs ayant survécu au camp ont soit eu les honneurs en répétant la version officielle comme Honcharenko, soit ont été « effacés » des écrans… Quoi qu’il en soit, le match de la mort reste l’un des mythes footballistiques les plus fascinants de l’histoire. Et, vraie ou fausse, l’histoire revêt un charme certain.