À en croire les observateurs, le football est un OSNI : un « objet social non identifié ». Pourtant, si le football est indéfinissable, c’est peut-être parce qu’il possède une nature différente, qu’il possède ses propres lois et mythes. Parmi celles-ci, la violence et le sacrifice, aspects prégnants du football moderne. Décryptage d’une grande inconnue.
Partie I : la planète football
Distinguer le football
La quasi-totalité des experts parle du football comme d’un objet social, sociologique ou culturel. Il existe ainsi un certain nombre d’études dont l’objectif est d’analyser cette discipline sportive selon des prismes et des théories venant directement des sciences sociales. Pourtant, ce qui peut intriguer le lecteur de ces études, c’est que leurs auteurs soulignent souvent la difficulté de leur entreprise, comme si quelque chose d’étranger venait constamment voiler le football et lui octroyer un caractère hermétique à toute compréhension entièrement rationnelle. C’est ce charme, regulièrement évoqué, qui place le football au rang des phénomènes inclassables.
À l’évidence, le football échappe perpétuellement à ses observateurs. La raison d’une telle difficulté est subtile, mais fondamentale. Le football est illisible puisqu’il possède une nature différente de notre société. Il n’est pas notre monde. Qu’est-ce alors que le football ?
Avant de pouvoir dire ce que le football est, encore faut-il préciser quelques-unes de ces autres choses qu’il n’est pas. Le football n’est donc pas un fait social, puisque l’étude sociale du football n’est jamais pleinement concluante. Il n’est pas non plus qu’une discipline sportive, sinon il ne se limiterait qu’à un fait physique et à quelques règles fondamentales. Il n’est pas qu’un fait économique, puisqu’il existe une culture footballistique très riche qui précède cette tendance.
S’il est si dur à distinguer, c’est parce que le football n’est pas, en réalité, un objet que l’on pourrait subsumer ; il ressemble par-là à un individu : indéfinissable par une ou plusieurs catégories. Tout le monde s’accorde à dire qu’on ne peut identifier un individu par son emploi ou son orientation sexuelle. De la même manière, le football ne peut pas être appelé seulement « sport » ou « fait culturel ». Il est cela, certes, mais aussi bien plus que cela.
Tentons donc, malgré la difficulté, une définition de cet objet non-identifié. Le football possède ses propres lois. Il est ainsi un microcosme, ou plutôt une microsociété dont les traits se mêlent parfois aux nôtres par mimétisme et simulation si crédibles que tout observateur se retrouve charmé par son mirage. Le football est à la fois partie intégrante de la société, mais aussi distinct d’elle, puisqu’il est régi par des lois et coutumes qui, elles, ne s’appliquent pas à la société dans son ensemble. La preuve en est, on parle bien parfois de la « planète football », comme s’il s’agissait d’un monde à part entière, d’une planète éloignée de la nôtre. Ce n’est qu’à partir de ce début de distinction, court mais fondamental, que l’on peut commencer à aborder et tenter de comprendre le football dans sa complexité.
Le football, une microsociété primitive ou traditionnelle
Le football est un simulacre de société primitive. Par ce terme, il ne faut rien entendre de péjoratif. S’ils peuvent se conduire ainsi parfois, les acteurs du football ne sont pas des brutes sans foi ni loi, bien au contraire. La société primitive est à comprendre comme société traditionnelle, c’est-à-dire contraire à la société moderne. Plutôt que d’énoncer une définition de ces dernières, il suffit de décrire la société du football pour comprendre ce qui la lie avec la société traditionnelle.
La non-homogénéité de l’espace
La société du football est traditionnelle ou primitive d’abord dans sa conception de l’espace. Comme le précisait Mircea Éliade dans Le Sacré et le profane, la société traditionnelle ou primitive se démarque de la société moderne notamment dans la non-homogénéité de son espace. Cela signifie que tous les espaces ne se valent pas. Le stade, le terrain, les vestiaires en sont un exemple. Ces espaces-là sont délimités et sacrés dans une certaine mesure. L’irruption de caméras dans les vestiaires n’est tolérée que lors de scènes précises, calculées : des exceptions qui confirment la règle. Qui a déjà vu des caméras dans les vestiaires après la défaite d’une équipe ? Et quand cela arrive, n’est-ce pas contre la volonté des acteurs qui se sentent envahis dans leur intimité ? Cet évènement rare voire inexistant montre qu’il existe des lieux interdits dans certaines circonstances, de la même manière qu’il existait des sanctuaires dans les sociétés traditionnelles, interdits au non-initié (l’aduton grec, la Cité interdite chinoise…), lieux où d’ailleurs se déroulent les sacrifices, nous y reviendront.
Sa négocie les primes trkl pic.twitter.com/IAVcKxN7i1
— Antho Scofield 🦁🦁 (@AnthoScofield) October 2, 2016
Dans cette vidéo, les caméras sont gentiment invitées à sortir du lieu sacré, assise d’un évènement on ne peut plus privé : la négociation des primes, un sujet toujours tabou dans le football.
Mythologies
Une autre caractéristique de la société traditionnelle est la présence de son propre système de croyances indépendant. Dans Mythologies, Roland Barthes évoque les mythes de l’âge moderne, du catch à la Citroën DS (nous sommes en 1957), mais oublie presque – c’est surprenant – de parler du football. Presque, puisqu’il l’évoque à une occasion seulement, lorsqu’il aborde le sujet de la photo-choc : en l’occurrence celle d’un footballeur en plein geste acrobatique (qui nous rappelle, nous aussi, deux scènes de la Ligue des Champions de l’année dernière.) Le sujet mériterait pourtant un ouvrage entier : le football est une société remplie de mythes. Il a en effet érigé son propre système de croyances, centré autour de figures « légendaires » : Cruyff, Zidane, Platini, Ronaldo, Messi… dont les maillots portés sont des reliques inestimables. Ces joueurs sont ceux qu’on appelle communément les dieux du football.
Comme dans les sociétés traditionnelles, ces figures mythiques se disputent leur place au Panthéon et possèdent des défenseurs : les supporters et les fans. Certains diront ainsi que tel joueur est meilleur qu’un autre, qu’il est le meilleur joueur de tous les temps. Cristiano ou Messi ? Chacun possède son avis sur la question. On retrouve cette forme de « compétition » dans la mythologie grecque, où les différents dieux se disputent le pouvoir et influencent par-là la vie des mortels. Et parfois, les querelles tournent à la guerre. Outre la titanomachie grecque, qui voit la victoire des dieux de l’Olympe (menés par Zeus) sur les Titans (menés par Chronos), la mythologie païenne nordique nous montre une guerre similaire, celle des Ases et des Vanes, deux tribus de dieux se partageant le pouvoir sur le monde. Le football multiplie ces conflits, il transcende la dualité usuelle (on ne trouvait que deux groupes : Titans/Olympe, Ases/Vanes, les garants du Dharma hindou/les démons, Dieu/Lucifer etc.) pour instaurer une logique de multiplicité.
Topologie d’un club
Alors que, dans les mythologies traditionnelles, ce sont généralement deux groupes distincts qui s’affrontent, il existe une multitude de clubs dans le football et donc une multitude de tribus différentes. Et les choses se compliquent. En effet, la coutume stipule qu’un club doit être lié à une ville en particulier, c’est-à-dire doit avoir une attache dans l’espace. Pourtant, la topologie d’un club est bien plus complexe et ne s’arrête pas à un territoire donné.
Prenons l’exemple des clubs de la capitale argentine, Buenos Aires : River Plate et Boca Junior. Les deux clubs sont fondés à quelques années d’intervalle au même endroit, le quartier de La Boca. La rivalité ne se fait pas ici sur un plan territorial, puisque les supporters de River Plate et Boca Junior partagent le même territoire. La rivalité est sociale : le premier étant le club « de la bourgeoisie » et l’autre « du peuple ». Bien entendu, même cette différence morale est finalement transcendée, puisqu’une attache à un club peut tout à fait s’opérer au-delà des limites d’un territoire ou d’un statut social. Rien n’empêche à un riche Argentin, Chilien ou Péruvien d’aimer Boca Junior. On peut tout simplement soutenir un club parce que nos proches le soutiennent ou parce que l’on a été touché, un jour, par son jeu, ou parce que notre joueur préféré y évolue. C’est une raison pour laquelle le football est seulement un simulacre de société traditionnelle : il ne respecte pas tous ses codes, se contente d’en reproduire certains et actualise par-là seulement quelques-uns de ses effets.
Il y a pourtant des processus identitaires semblables entre les sociétés traditionnelles et le football. Ces premières fonctionnent généralement de manière endogène, c’est-à-dire toujours dans leurs propres confins. Il n’est jamais question d’extérieur, et l’établissement d’une identité exclusive, c’est-à-dire excluante, est un principe fondamental. C’est bien ce qui définit la société traditionnelle : cette différence dans l’identité ! Dans une société traditionnelle, cette union se fait à travers les domaines de la linguistique et du culturel. Au football, ce sont les couleurs d’un club qui sont sacrées, si bien qu’elles sont portées quasi systématiquement sur les maillots, écharpes, ou tout autre objet signifiant l’appartenance au groupe. L’atteinte aux couleurs est un sacrilège et nombreux sont les mécontents lorsqu’un club altère plus ou moins les couleurs censées le représenter (sur un troisième maillot, par exemple) pour paraître plus innovant, ou tout simplement par stratégie marketing. Et cette attache est compréhensible, puisque les couleurs définissent très souvent les équipes. Quelle équipe, en effet, ne porte pas comme sobriquet le nom de ses couleurs ? Les Verts, les Bleus, les Reds, les Blues, les Lillywhites, les Violets…
Cette attache traditionnelle s’arrête lorsque l’on prend en compte le fonctionnement du football qui a adopté certaines lois de nos sociétés modernes, comme la « loi du marché ». Un club est désormais un acteur économique important et se doit d’être sportivement et financièrement viable. Disparaîssent donc les pratiques « chauvinistes ». Il faut vendre et acheter des contrats de joueurs, effectuer un turnover constant année après année, ouvrir le club à des partenariats étrangers, exporter sa marque vers de nouveaux publics… Les clubs à la tradition locale comme l’Athletic Club de Bilbao, qui avait juré ne faire jouer que des joueurs basques, ne peuvent plus vivre comme ils l’ont toujours fait. Le temps est au recrutement exogène, à la chasse au contrat. Cette politique vient à rebours du sentiment identitaire naturel à un club (qui le définit, même, puisqu’il va ancrer les individus dans la valeur par différence.)
Partie II : violences et sacrifices
Mais alors, pourquoi parler de violence et de sacrifice dans le football ? Simplement parce que ces deux idées sont omniprésentes dans les sociétés primitives et traditionnelles. Le football, comme nous allons le voir, n’y échappe pas non plus.
Le supporter face à l’acteur exogène
Prenons le cas d’une contradiction à la source de tensions très difficiles à gérer pour les institutions footballistiques. D’un côté le supporter, fidèle à un club toute sa vie, de l’autre le joueur, l’entraîneur, le président (!) étranger, ne venant pas du club ou de la ville, intermittents du spectacle amadoués grâce à un projet sportif ou financier. S’il y a dans la majeure partie des cas la possibilité d’une adoption, celle-ci est conditionnelle au « respect de l’Institution » (équivalent de « Nation »), c’est-à-dire à la soumission de l’individu à l’identité et aux objectifs du collectif. Ainsi, quand ces conditions sont bafouées, une vague de remontrances peut s’abattre sur le coupable : ce fut le cas de Dimitri Payet qui, ayant insisté pour revenir à Marseille, est allé jusqu’à refuser de jouer avec West Ham, provoquant ainsi l’ire des supporters du club londonien qui virent dans son geste une haute trahison.
Dans d’autres cas, cette adoption se déroule à la perfection, et le départ d’un joueur n’est pas vu comme une trahison, mais un adieu difficile et pourtant obligatoire, car il faut bien tourner la page à un moment où un autre. Ce fut le cas, à Lyon par exemple, pour Lisandro Lopez ou Juninho Pernambucano, dont les adieux restent encore un moment d’émotion pour tout supporter digne de ce nom.
L’adoption de l’étranger est ainsi paradoxale, puisqu’elle crée parfois un lien beaucoup plus fort et significatif entre les supporters et le joueur. Tout club possède un joueur étranger érigé en légende : Raï au PSG, Waddle à l’OM, Rep à Saint-Étienne… La raison d’une telle attache est pourtant logique : comme « l’étranger » est plus dur à accepter comme sien, il est de la même façon plus dur à abandonner. L’étranger apporte en fait un air de nouveauté, et donc de mystère. Or, dans le mystère se cache tous les possibles : les pires dangers comme les plus grandes victoires. L’acceptation et l’abandon de l’étranger sont ainsi deux phases particulièrement difficiles, puisqu’il s’agit d’abord de « tolérer », faire entrer dans le groupe malgré les différences séparatrices, et ensuite d’abandonner, c’est-à-dire soustraire au groupe une valeur, accepter de perdre ce qui rendait plus fort.
Dans d’autres cas, des joueurs étrangers ne sont jamais pleinement acceptés, ou n’acceptent pas eux-mêmes d’être « assimilés » dans le groupe. On se souvient notamment du prêt avorté d’Anthony Mounier à l’AS Saint-Étienne, les fans lui ayant reproché son passé lyonnais.
Le supporter face à l’acteur endogène
Le football est éminemment complexe lorsque l’on comprend que l’inverse est tout aussi vrai. Certains clubs, dont l’identité est peut-être moins ancrée historiquement, ont hérité de supporters moins véhéments, plus enclins à l’ouverture. Ce sont ceux qui rêvent d’accueillir la plus grande star mondiale, l’entraîneur le plus côté, etc. Dans cette situation, l’ambition sportive a pris le dessus sur l’identité fondamentale (et donc endogène) de « l’Institution ». L’ouverture, comparable au libre marché, va chercher des solutions méritocratiques pour remédier à un manque interne, soit de valeur, soit d’histoire. Cette absence de ressources n’étant pas pour autant forcément la faute du club, de sa gestion ou de ses supporters. Ce n’est même pas forcément une mauvaise chose. Elle peut être due à des circonstances extérieures (problèmes d’infrastructures, club rival plus puissant…) qui l’empêchent de se développer en interne. Dans certains cas, la non-ouverture des instances d’un club peuvent énerver les supporters avares d’un succès qui demanderait l’interventions de forces étrangères au club. L’exemple typique est la situation de Bruno Génésio à l’Olympique Lyonnais, écarté de « la vraie identité » lyonnaise par la majorité des supporters, mais aussi défendu en tant que « pur produit » par d’autres.
Ce cas précis démontre bien la fluidité de l’identité au football, qui donc n’est pas liée qu’à l’espace, et ne l’est parfois même pas du tout : un Juninho serait « plus Lyonnais » qu’un Bruno Génésio pour beaucoup. Cette fluidité montre bien quelques limites parfois, puisque l’adhésion d’un supporter à un groupe n’est jamais réglementée ou contractuelle. Le supporter n’est pas un acteur direct du club, sauf s’il s’implique de lui-même aux événements et à la vie du club (matchs, déplacements). Le supporter lambda, qui regarde le football à la télévision, ne participe qu’indirectement, puisqu’il ne fait que supporter « à distance » son club, à travers un soutien moral. Pourtant, il serait le premier à dire qu’il est un « vrai » supporter et qu’il n’est pas obligatoire d’être présent à tous les matchs pour revendiquer ce statut. Le supporter, au contraire de l’acteur (celui qui, donc, agit) est une force dématérialisée, fluctuante et définie de manière personnelle. Combien, aujourd’hui, prêtent allégence à plusieurs clubs ? Combien se disent supporters d’une ville ou d’un pays qu’ils n’ont jamais visité ? Et surtout, qui sommes-nous pour dire qu’ils ne sont pas des « vrais » supporters ? L’argument est donc limité dans un sens comme dans l’autre.
Appartenance par la souffrance et le sacrifice
Malgré cette différence avec les sociétés traditionnelles (ancrées sur un territoire), le supporter dématérialisé partage tout de même une qualité avec l’individu traditionnel : celle de l’appartenance par la souffrance.
Dans les sociétés traditionnelles, l’appartenance au groupe est possible par le biais de l’initiation rituelle. Durant cette dernière, qui opère le passage de l’individu d’un stade inférieur (enfant) à un stade supérieur (adulte), il n’est pas rare de voir l’instauration d’épreuves parfois extrêmement douloureuses. Ces épreuves ont deux buts distincts : le premier est d’évaluer le courage et l’intégrité de l’individu à travers la souffrance physique, le deuxième est que ces processus marquent le corps de l’initié, souvent à vie, et que ce marquage représente l’appartenance éternelle au groupe. C’est ainsi que l’on trouve chez les sociétés traditionnelles des tatouages, piercings (ces deux n’ayant pas comme but principal la valeur esthétique) ou autres mutilations du corps, souvent des organes génitaux.
De la même manière, mais toute proportion gardée, on peut définir de manière plus juste le supporter comme celui qui souffre avec et pour son club. Qui ne s’est pas dit, en effet, que regarder toutes les semaines les matchs de son équipe préférée était parfois une véritable peine lorsque celle-ci joue très mal ? Cette fidélité, surtout dans les moments difficiles, est ce qui constitue le « vrai » supporter. Ce dernier est marqué, parfois sensiblement, par les hauts et les bas de son équipe préférée : qui, en effet, n’a pas pleuré de se voir battu lors d’une finale de coupe ? Ce sont de vraies larmes, exprimant une vraie peine, puisque lorsque le groupe souffre, c’est d’abord l’individu qui souffre. De la même manière, le « faux » supporter est celui qui refuse de souffrir pour et avec son équipe, et l’abandonne dès que les choses tournent mal. Lorsque son équipe perd, il s’en détache, refuse de porter le fardeau du groupe. Il n’y a donc pas réellement de distinction possible entre le supporter endogène et exogène, puisque comme précisé précédemment, le territoire n’est plus un facteur déterminant dans le football moderne. Le supporter est toujours d’abord dématérialisé ; c’est lui qui décide plus tard de son degré d’implication dans la vie matérielle de son club.
Ce qui se dit du supporter se dit aussi de l’acteur footballistique. Il est lui aussi soumis à cette même étape dans le processus d’appartenance au groupe. On demande souvent aux joueurs, par exemple, de « mouiller le maillot », c’est-à-dire de souffrir pour le club, l’équipe et les supporters. Il faut qu’il « s’arrache » à chaque match, se surpasse pour le groupe. Entrent alors dans la légende ces joueurs qui ont insisté à jouer, même blessés, prêts à donner jusqu’à leur bien être physique pour leur équipe. On se souvient des quelques exemples ou Cristiano Ronaldo a insisté pour continuer son match alors qu’il venait de subir un mauvais geste.
Voilà probablement un bel exemple de création d’un mythe vivant : le joueur-héros, dont le sacrifice l’érige à un statut particulier. Le sang et la blessure sont ainsi quelques marques intéressantes d’appartenance à un groupe, même s’il faut les relativiser. Elles ne sont jamais les bienvenues lorsqu’elles sont assez graves pour mettre en péril l’intégrité physique d’un joueur, et surtout l’intégrité de l’équipe, puisque ce serait la priver d’un atout pour plusieurs semaines voire plusieurs mois. C’est en réalité ce juste milieu acceptable entre santé et blessure qui plaît aux foules, notamment lorsque cet obstacle est ensuite dépassé par une grande performance athlétique.
La logique du bouc-émissaire
Dans la plupart des sociétés traditionnelles, l’absence d’un système judiciaire rend la question de la violence particulièrement sensible. S’il n’y a pas d’autorité capable de punir les acteurs de méfaits, alors la justice devient privée. Les actes de vengeance prennent le pas sur la société entière.
Au football, on constate pareillement l’absence d’un système judiciaire lorsqu’il s’agit de la partie sportive. Bien sûr, dans les clubs, les manquements à l’ordre et aux règles sont souvent punis par des amendes. Mais ces fautes-là relèvent du comportement individuel de l’acteur et ne mettent pas réellement l’ordre entier du club en doute. Tout manquement peut être puni individuellement, par un transfert ou une amende, et le joueur concerné est alors débarqué. Mais, lorsque c’est l’équipe qui est concernée, par un manque de résultats par exemple, les choses s’enveniment et c’est l’entièreté du groupe (direction, joueurs, supporters) qui est en proie aux violences.
Que ce soit dans les sociétés traditionnelles que dans le football, l’unique moyen permettant d’éviter la discorde générale est la désignation d’un bouc-émissaire. Cette théorie, pensée par René Girard (pas l’entraîneur, lui), explique que les tensions qui règnent dans le groupe sont systématiquement évacuée dès lors qu’on nomme un responsable qui sera, par la suite, sacrifié.
Ce tel détournement de la violence marche à plusieurs conditions et pour plusieurs raisons. L’une d’elles, c’est qu’il effectue une validation rétroactive fallacieuse : le sacrifice du bouc-émissaire innocent efface les maux ; cet effet valide l’acte pourtant injuste. Sa condition principale : choisir une victime qui ne soit pas entièrement dans le groupe, sinon cela voudrait dire revenir à un logique vengeresse (les proches de la victime voulant à leur tour la justice) mais pas non plus hors du groupe, ce qui annihilerait tout effet sur celui-ci. La victime doit être à la marge de la société, par le bas, le haut ou les côtés : le paria, le marginal, l’étranger, le roi. Cette dernière fonction peut étonner, mais c’est bien le bouc-émissaire le plus sacrifié de tous.
Le monarque n’est pas, en réalité, une fonction politique, mais bien rituelle et symbolique. Le roi est le garant d’un ordre supérieur. Dès lors, il est normal qu’il soit le premier sacrifié lorsque le groupe ne fonctionne plus, puisque le tuer, c’est tuer tout ce qui ne va plus dans la société. Au football, le processus est le même. Marseille perd contre Andrézieux après une performance indigeante de ses joueurs. Le premier coupable est Rudi Garcia. Peu importe, finalement, quelles fautes sont les siennes et quelles fautes reviennent à ses joueurs. L’entraîneur-roi est le garant de l’unité morale et sportive de son groupe. Si ce dernier peine à jouer, il est naturellement le premier à en subir les conséquences.
Étonnantes sont donc les réactions de certains entraîneurs incapables de reconnaître cette part de leur métier. En plus de devoir l’accepter, l’entraîneur doit prendre ses responsabilités dès lors qu’il voit que son entreprise est destinée à l’échec. Abdiquer, en quelque sorte, et laisser sa place.
L’arbitre, autre garant de l’autorité, occupe également une place marginale. C’est son caractère extérieur qui fait de lui la victime idéale : étranger au métier de joueur, au rôle du supporter (il se doit d’être neutre), ainsi qu’à tous les clubs, ses décisions ne peuvent jamais être vues comme justes. C’est d’autant plus vrai lorsque celui-ci, en bon humain, se trompe de jugement. Il est normal alors que n’importe quel partisan s’oppose à ses décisions lorsqu’elles ne lui conviennent pas. Dans une société traditionnelle, la médiation n’existe pas et tout se résout par la guerre. C’est la loi du plus fort répliquée ici, dans le football. Le sacrifice de l’arbitre est ainsi nécessaire, puisque sans lui, ces violences se trouveraient décuplées et propagées à l’ensemble des autres acteurs. Le sacrifice de l’arbitre est le prix à payer pour la sauvegarde de l’intégrité du reste de la société. C’est cruel, mais ce serait encore pire sans lui !
Conclusion
Le football, c’est donc la passion, la violence, les émotions. C’est ce qui rend ce sport inimitable : il comprend tout ce qui nous rend plus humains dans une société moderne qui cherche à aseptiser tout ce qui dépasse son cadre. Et le football est bien le premier vecteur de sentiments forts et de rébellion : culture ultra, clubiste (forme micro- du nationalisme), hooligan…
Bien sûr (faut-il vraiment le rappeler ?) il n’est pas question d’accepter toutes les violences. Il est encore nécessaire de bannir la violence lorsqu’elle sort du simulacre. Car, au final, le football ne fait que prétendre. Il n’est pas une société traditionnelle, seulement sa contrepartie fictive. Seulement, ce grand jeu s’oublie parfois lui-même et se croit trop vrai. Non, perdre un match n’est pas et ne sera jamais une raison d’aller frapper qui que ce soit.
C’est donc à ces deux extrêmes, l’aseptisation à outrance et la vraie violence, qu’il faut s’opposer. C’est peut-être le premier devoir, désormais, du monde du football : se reconnaître et se redécouvrir pour mieux perdurer.