Comme des intrus dans votre propre ville. Imaginez que votre chère bourgade comporte un club vingt-cinq fois champion d’Espagne et cinq fois champion d’Europe. Plutôt attrayante comme perspective. Problème, vous supportez l’autre club de cette ville, l’Espanyol Barcelone. Celui qui a battu le record du nombre de saisons sans remporter le titre, celui qui vend moins de produits dérivés sur le sol barcelonais que le Real Madrid, en un mot, l’intru. Dans l’ombre d’un géant, épisode deux.
Armoire poussiéreuse
Quand il s’agit de football et de Barcelone, on pense au Camp Nou, on pense à Messi, Xavi, Iniesta, au tiki-taka, bref, on pense au Barça. C’est pourtant omettre tout un pan du football barcelonais que de ne pas mentionner le RCD Espanyol. D’un an le cadet du Barça, l’Espanyol, qui voit le jour en 1900, est lui aussi un club historique de Liga. Il est par exemple en 1929 parmi les dix clubs à prendre part à la toute première édition de La Liga, aux côtés du Real Madrid, du Barça ou encore de l’Athletic Bilbao.
Les Blanquiazules souffrent néanmoins d’une carence en titres. Si l’Espanyol n’a connu que quatre saisons hors de l’élite espagnole, il n’a jamais remporté le trophée suprême. Le club n’a aucun sacre européen non plus, malgré deux finales de coupe UEFA dont une perdue en menant 3-0 à trente minutes du terme. Seules quatre coupes d’Espagne (la dernière en 2006) trônent donc dans leur salle des trophées. Un faible bilan pour cent-dix-huit ans d’histoire. Ce palmarès très léger ne leur a cependant pas empêché d’offrir à l’Espagne l’un des meilleurs gardiens de son histoire, en la personne de Ricardo Zamora. El Divino est en effet formé à l’Espanyol et y a joué durant la plus grande partie de sa carrière, malgré des piges au Barça, au Real et même à Nice.
El Derbi Barceloní
Une enquête approfondie n’est pas nécessaire pour savoir que le FC Barcelone domine largement les débats sportivement. Quelques chiffres : 208 matchs entre nos deux antagonistes pour seulement 44 victoires du RCDE, dont la dernière remonte à 2009 en championnat. A l’Espanyol, on se contente de joies plus modestes. Gagner un derby et se maintenir peut suffire pour qu’on décrète la saison réussie.
En matière de popularité aussi, les Blaugranas écrasent leurs voisins. Un petit tour sur les réseaux sociaux permet de cerner le rapport de force entre les deux. Le Barça compte soixante millions d’abonnés sur Instagram contre à peine plus de cent-mille pour l’Espanyol. Une différence également visible en tribunes. Puisque si l’affluence moyenne dans les travées du Camp Nou était de 65 000 personnes la saison dernière, ils n’étaient que 17 000 Periquitos dans les gradins du Cornellà-El Prat. Cette différence est énorme, sachant qu’on parle tout de même de deux clubs d’une ville très peuplée et jouant depuis presque toujours en première division.
Més que un sport
La rivalité des deux clubs de Barcelone a toujours puisé son origine dans les différents politiques entre les supporters. Comme le nom du club l’indique, Reial Club Deportiu Espanyol de Barcelona, les supporters du RCDE se sont toujours proclamés autant espagnols que catalans. Espagnols car le club est doté du titre royal depuis 1912, d’où la couronne au-dessus de l’emblème. Et Catalans car l’hymne et le nom sont écrits dans la langue locale. Historiquement, l’Espanyol est le premier club à avoir réuni un groupe de joueurs 100% espagnol. Les fondateurs du club parlaient même de Sociedad Española de Football en opposition au Barça, fondé lui par un Suisse. D’ailleurs, le club a toujours prôné l’unité de l’Espagne avant même l’arrivée au pouvoir de Franco.
C’est pourtant depuis cette époque franquiste (et également depuis la ratification par le club d’une pétition contre l’indépendance de la Catalogne en 1918) que le club est taxé de club d’extrême droite pro-Madrid. En effet, une frange des ultras de l’époque s’était rattachée au mouvement de la Phalange franquiste. Ainsi, le club profitait d’une certaine passivité de l’Etat à son égard quand le FC Barcelone subissait moult handicaps comme le pillage de leurs joueurs ou des pénalités financières. Pour autant, cette réputation qui colle à la peau du RCDE est à relativiser, car il est fort probable que les faits aient été amplifiés par les défenseurs du Barça.
Juste un club
Depuis les années 1980, des faits prouvés, eux, font néanmoins bien état de fascisme pour les plus radicaux des ultras du RCDE. Rixes avec ultras blaugranas, cris de singe envers le gardien camerounais (de leur propre équipe) au Camp Nou en 2009. Autant d’actions qui n’aident pas le club à se purger de sa réputation.
Paradoxalement, l’Espanyol est, depuis les années 1960 synonymes de relégation, peu à peu devenu le club des immigrés. Ceux n’arrivant pas à se fondre dans le moule catalan – car c’est dans ce sens de catalanisation qu’agit le Barça -, ceux-là sont les bienvenus au RCDE. « Quand vous prenez votre carte de socio, on ne vous demande pas quelle est votre religion et quelles sont vos idées politiques, ni avec qui vous couchez», précise Robert Hernando, directeur du site La Contra Deportiva. Contrairement à son voisin, l’Espanyol s’efforce donc à être une institution neutre. Cependant, le passé traîne.
Et aujourd’hui, vraiment neutres ?
La rivalité se voit actuellement exacerbée par les débats brûlants sur l’indépendance de la Catalogne. Quand le Barça s’engage officiellement, l’Espanyol prend lui la position de l’apolitisme, jugeant qu’il ne faut pas mêler sport et vie politique. Réelle opinion ou esquive de potentielles tensions quant à leur passé, cette décision peut avoir plusieurs interprétations. Côté indépendantistes anti-RCDE, il est clair que cette modération de l’Espanyol est une forme d’allégeance à Madrid. En revanche, il pourrait aussi s’agir d’une volonté de ne froisser aucun supporter. A ce propos, Jesus Beltran, fan du club et auteur du livre Head Up, précise que « les supporters sont chez nous assez largement opposés à l’indépendance ». Il ajoute également que « depuis le début du conflit, on voit de plus en plus de drapeaux espagnols au stade ».
De nouvelles ambitions
Mediapro aux droits TV, Wanda à l’Atlético, Singapor Meriton à Valence, l’appétit des investisseurs chinois pour la Liga n’a pas délaissé l’Espanyol. En dépassant le barre des 50% des actions du RCDE, le groupe Rastar prend le contrôle du club en 2016. Après une entrée dans le capital progressive en 2015, 17M€ ont au total été nécessaires pour obtenir la majorité. Ce nouvel actionnaire aura pour mission de renforcer les finances du club avec un investissement supplémentaire de 45M€. Chen Yansheng a en outre annoncé vouloir se faire une place parmi les clubs espagnols jouant l’Europe. Des résultats qui seraient bienvenus pour les Periquitos, blasés du milieu de tableau. Car avant 2016, la meilleure performance relativement récente de l’Espanyol était une cinquième place en 2005. Or, les Blanquiazules de Sergi Darder sont justement auteurs d’un très bon début de saison. Et si c’était la bonne ?