Chaque semaine, une histoire. Pour ce deuxième épisode de Carnets de voyage, votre série du mardi, nous mettons le cap sur Détroit. C’est dans cette ville du Michigan qui traverse depuis plusieurs années une crise extrême que se trouve le club amateur le plus populaire des États-Unis. Découvrons ensemble cette initiative sportive et sociale dévouée à revaloriser une communauté en déroute. Comme d’habitude, une playlist contextuelle est disponible en fin d’article.
De Motown à No-town
Détroit est une de ces villes dont l’histoire fascine. Elle représente l’exemple parfait d’un essor fulgurant suivi d’un déclin inévitable.
Au début du siècle dernier, Détroit fait partie des grandes ville industrielles du Midwest. Proche de mines de fer et située à côté du des Grands Lacs et du Saint-Laurent, elle est le pôle parfait pour la construction de navires. Mais ce qui va lui octroyer ses lettres de noblesse, c’est l’automobile. Elle devient rapidement le berceau d’entreprises comme Ford, General Motors, Dodge et bien d’autres. Si bien que Détroit obtiendra très vite le surnom de « The Motor City », ou « Motown ».
C’est grâce à cette industrie en pleine explosion que Détroit va voir sa population grimper de manière frénétique. En 1929, elle compte un million et de mi d’habitants. En 1950, près de deux millions. Elle est ainsi propulsée au quatrième rang des villes américaines. Si on s’y installe en masse, c’est parce que l’automobile permet des emplois nombreux, stables et bien payés.
Mais les histoires de fortune finissent mal en général. Détroit subit depuis les années 1970 une crise sans précédents dont on ne semble toujours pas voir la fin.
Tout commence en 1967 avec une série d’émeutes raciales visant les populations noires ayant migré depuis le sud. Détroit est délaissée par les familles blanches (ainsi que les entreprises) qui vont déménager dans les banlieues. Ce changement démographique radical va entraîner de nombreuses dissensions sociales.
Ensuite, c’est le déclin du secteur automobile qui va être le coup de grâce. En effet, après le choc pétrolier de 1973, qui déjà représente un frein à la croissance, certains facteurs vont enrayer la mécanique. L’arrivée de la concurrence japonaise, l’hostilité syndicale et les délocalisations seront les principales raisons de cette déroute. La crise est telle que, en 2009, General Motors doit déposer le bilan. Seule la nationalisation pourra la sauver.
Résultat, en vingt ans, depuis les années 2000, Détroit perd plus de la moitié de sa population, notamment les familles blanches. La ville ne possède aujourd’hui plus que sept-cent-mille habitants. 80% d’entre-eux sont afro-américains. Le salaire médian (par année) est de 26 000 dollars, plus de deux fois moins que celui du reste des États-Unis.
La chute est telle que Détroit, avec ses 18.5 milliards de dollars de dettes, doit déclarer faillite en 2013. Aujourd’hui, la ville fantôme cherche tant bien que mal à se reconstruire au milieu des ruines.
Somewhere There’s Music
Si l’enfer est économique, le paradis est culturel. Ainsi, impossible de parler de Détroit sans parler de sa culture extrêmement riche. Alors que rien ne va, les arts plastiques et surtout la musique, germent et fleurissent.
Ainsi on trouve à Détroit le fameux Motown Records, label légendaire d’artistes soul tels que The Jackson Five, Diana Ross, Marvin Gaye, Stevie Wonder, The Temptations, The Pointer Sisters et bien d’autres.
Toujours dans le domaine musical, du côté de l’underground cette fois-ci, Détroit voit la naissance de beaucoup de mouvements rock, punk, mais surtout techno : Juan Atkins, Derrick May, Kevin Saunderson, Carl Craig ou encore Jeff Mills, viennent de Détroit et revendiquent cette appartenance.
Dans le domaine des arts, Détroit est connue pour avoir une des plus belles collections au monde, exposée dans son Institut des Arts. On y trouve des van Gogh, Matisse, Monet, Degas, Odilon Redon, Cézanne, Gauguin et autres Rousseau. En 2014, la ville songe même à vendre 5% de sa collection, pour un montant de 900 millions de dollars.
L’Esprit de Détroit…
C’est dans ce contexte difficile que cinq amis décident en 2012, à la table d’un bar, de créer un club. Leur but, ériger dans le paysage sportif une initiative locale permettant de rassembler la communauté autour d’un emblème commun.
Cet emblème, c’est la célèbre statue de la ville : « The Spirit of Detroit ».
Le club connaît ainsi des débuts modestes : les propriétaires et leurs familles organisent tout, de la vente des billets à la maintenance du stade. Mais le projet local plaît aux habitants : en quelques mois, ce ne sont pas des centaines de spectateurs, mais des milliers (jusqu’à 7000) qui viennent voir les matchs. Le moyenne de la NPSL ? À peine un millier par match.
Le Detroit City F.C. arrive donc rapidement à bâtir une équipe semi-professionnelle en NPSL, le quatrième niveau du soccer américain. Lors de leur première saison, ils finissent deuxième de la conférence des Grands lacs. En 2013, avec leur nouveau coach Ben Pirmann, ils finissent premier, au terme d’une superbe saison sans défaite. En 2017, ils gagnent même le championnat du Midwest. Depuis, le Detroit City F.C. enchaîne les bons résultats, toujours sous la tutelle de leur entraîneur que les supporters nomment « César ».
Comme beaucoup d’autres clubs, le DCFC suit un modèle participatif. Cet investissement des supporters est représenté par la devise du club : « passion pour notre ville, passion pour le jeu ». Parmi ses initiatives, des missions philanthropiques de soutien aux communautés de Détroit. Ainsi, chaque saison, le club organise un match amical dont les revenus sont entièrement reversés à une association caritative. Ces matchs amicaux, les dirigeants les organisent contre des équipes ayant la même philosophie qu’eux, tournée vers les supporters : St. Pauli, Frosinone, FC United of Manchester… Le club est aussi le premier à avoir porté les couleurs du drapeau arc-en-ciel en soutien aux communautés LGBT.
…L’Esprit Ultra
Le principal groupe de supporter, The Northern Guard est un incontournable lorsqu’il s’agit du DCFC. Véritable anomalie dans le paysage de la NPSL, il représente cet esprit ultra beaucoup critiqué aujourd’hui, et n’a pas peur des chants, des fumigènes et des banderoles. Organisé autour d’une identité antifasciste, antiraciste et anti-homophobe, ils rejoignent ainsi beaucoup de groupes de supporters de clubs réputés « de gauche » : Sankt Pauli, Livourne, Marseille… Le punk, la techno, la culture antifa sont leur identité : subversive. Selon Drew Gentry, co-fondateur et capo de la Northern Guard, s’adressant aux supporters :
Vous êtes exactement tout ce que la société déteste dans le soccer, voilà pourquoi vous êtes parfaits pour ce club.
Mais, depuis peu, la ville, le club et ses supporters sont au cœur d’un débat concernant la MLS. Détroit est en effet l’une des grandes villes encore sans franchise MLS. Le dernier club professionnel de la ville, les Detroit Wheels, avait déjà tenté en 1995 de monter de l’USISL (maintenant USL) vers la MLS. Mais sans succès, à cause d’un manque de soutien populaire. Désormais, c’est une fondation privée qui cherche à relancer une franchise professionnelle à Détroit. Elle est menée par deux milliardaires : Dan Gilbert et Tom Gores.
Ce projet est bien sûr vu avec beaucoup de sarcasme chez les quelques milliers de supporters du DCFC. Selon Ken Butcher, l’un des fondateurs de la Northern Guard,
Une équipe de Détroit qui ne serait pas le DCFC ? ça ne va pas marcher. Elle n’aurait aucune âme.
Malgré cette réticence de la part de la population locale, le projet de franchise MLS est en bonne course pour l’expansion de 2020, cela malgré avoir été battu par le F.C. Cincinnati pour l’année 2019 à cause d’une histoire de stade. En effet, le Ford Field, enceinte choisie par les deux investisseurs ne convenait pas aux volontés de la MLS. Trop grand, un peu plus de 80 000 places assises, et partagé avec d’autres équipes de football américain et de basket.
Interrogé par Crain’s, un expert anonyme pense que Détroit sera malgré tout la prochaine expansion de la MLS. « Le marché de Détroit est plus ou moins un must. C’est un marché national très grand. Détroit est et sera toujours plus lucratif que Cincinnati. » Il se peut même que la ligue accepte de se plier aux volontés des investisseurs.
En attendant d’avoir à lutter contre une potentielle franchise dans la même ville, le DCFC veut tout faire pour passer professionnel et asseoir sa présence dans la communauté. Si cette évolution se réalise, probablement lors de la saison 2019, cela devrait se faire dans une autre ligue que la NPSL.
Retrouvez l’épisode précédent de Carnets de voyage, sur Miami, ici.
En supplément, la playlist de la semaine dédiée à la diversité musicale détroitienne.