Dodu, l’enfant d’or | Le 22 juin 1986, en marquant en quart de finale de Coupe du Monde un but de la main, suivi trois minutes plus tard d’un chef d’œuvre immaculé, Diego Maradona a révélé au monde entier la couleur du sang passionnel qui anime le football.
On s’approchait paresseusement des 13 heures quand la lune s’incrusta en plein azur. D’une éclipse fulgurante, elle surina le soleil dans son gras qui saigna noir. L’Estadio Azteca fut plongé dans la nuit : Maradona venait de marquer un but parfaitement coupable en reprenant de la main une chandelle lunaire décochée par Steve Hodge. Un but proprement scandaleux, un blasphème contre l’esprit du jeu que Diego qualifiera après la rencontre de « Main de Dieu ».
La tradition au sujet de ce match légendaire entre l’Angleterre et l’Argentine invite à évoquer cette tarte à la crème du casus belli qu’est la Guerre des Malouines. Remarquable cas d’école illustrant par l’absurde combien le droit international pourrait aisément se résumer à un manuel de domestication pour molosses enragés, tant les nations n’ont jamais su s’éduquer, tant leurs rapports débarrassés de toute politique sont analogues aux plus féroces aboiements.
La vérité crue, c’est que Galtieri et Thatcher se disputèrent les Malouines comme deux chiens se disputent un bout de viande faisandée, non pour se nourrir mais pour le plaisir animal de montrer des crocs qui n’existent même plus. Si le Général fit valoir sa souveraineté de pacotille pour contester les Malouines aux anglais, ce fut pour détourner contre un ennemi de fortune la révolte qui grondait à ses portes.
Le vol du siècle
« D’abord, nous tuerons tous les agents de la subversion, puis leur collaborateurs et puis enfin leur partisans ; ensuite viendront les indifférents et enfin, pour terminer, les indécis. » (*)
Voilà en condensé d’ignominie d’où sourd la colère du peuple argentin. Voilà le pain noir quotidien des pibes, le cauchemar infanticide des mères. Voilà d’où vient le cri qui fit trembler l’Azteca quand Maradona osa battre Shilton de la main.
Ce n’est jamais ragoûtant de voir un chien mordre aux couilles celui qui le tient en laisse, mais contrairement à la croyance populaire, ce ne sont pas les couilles de Thatcher que Diego a mordu (bien qu’elle en fut généreusement pourvue), mais celles de Galtieri, de Viola, de Videla, de Perón. La grappe de couilles des Pater Militari, des Saturnes obscènes qui engloutirent leur progéniture dans les oubliettes de l’Histoire. Desaparecidos !
Des fournées de pibes, ouvriers, étudiants, dérobés à la nuit pour être liquidés au fond du Rio de la Plata. Une jeunesse évanouie dans les eaux, cortège de corps ravis à la consolation.
Ce but infâme – qui à défaut de sang fit verser des baquets d’encre polémique – ne fut pas arraché de la main de Maradona mais bien du ventre martyrisé de la mère Argentine, cette Stabat Mater dolorosa . A ses yeux vandalisés, pour l’éternité, il est acquis que Diego n’a pas triché : il a simplement enfreint la loi. Cette loi qui ne veut rien dire, puisqu’en son nom disparaissent les enfants d’Argentine. La loi, Diego l’a charmée et lui a fait tourner la tête dans un tango endiablé avec le corps arbitral. Comme Judith usa de ses charmes pour trancher la tête d’Holopherne, c’est par cet authentique simulacre de tapin que Diego venge les siens en se prostituant au bout de la passion.
Ce but, injustement attribué à Dieu, est en fait un pur produit de son siècle. Le fruit pourri de l’instinct reptilien des États. En fautant ainsi devant le monde entier, Maradona s’est crucifié pour tous les siens. Il s’est emparé de la souffrance de la mère Argentine et s’est cloué lui-même sur la croix des nations.
Le but de Dieu
Il a fallu trois jours à Jésus pour ressusciter, Diego ça lui a pris trois minutes. Il suffit d’une contrefaçon de miracle et d’une simple rocambole pour emballer les peuples idolâtres. Ce second but, nommé à tort le « but du siècle » alors qu’il est signé de la foudre même du démiurge, c’est une ruée prodigieuse, un glaive liquide enfoncé dans le cœur des incrédules. Une transe sacrificielle qui immolera un à un les piliers de la garde britannique. Gracieux comme un fagot d’épines, Diego passe en revue tous les témoins de la défense, le long d’une course impeccable aux allures de procession mystique. Il faut le voir s’arracher à l’étau anglais comme un crucifié ranimé par son enfance en fièvre, se recomposer d’un coup de rein une nouvelle chair canonique, échafauder son ascension depuis le gouffre où il dépose Reid et Beardsley, atomiser le temps devant Butcher pour renaître au galop face à Fenwick et mieux précipiter son destin vers le but, comme une liane s’entortille à un arbre pour aller chercher la lumière, pure vénusté ne connaissant nul récipient pour la contenir, débordante ! Virevoltante !
Ce fut un cas avéré d’hallucination collective – lorsque le soleil réapparu enfin derrière la lune, que d’assister à l’apparition éblouissante du Pibe de Oro, le gamin aux pieds de feu. Petit Poucet en crampons de sept lieues. Fruit toujours vert bondissant du ventre de l’Argentine.
On souhaiterait tous que Diego demeure à jamais ce gamin irrattrapable par l’Histoire. Repousser au loin ce visage surchargé d’extase qui s’afficha en gros plan à la coupe du monde 94 – exorcisant ses vieux démons d’une transe si stupéfiante qu’il en invoqua d’autres bien plus cruels. Mais si Maradona n’était pas ce taureau écumant que la banderille excite plus que la muleta, jamais il n’aurait pu inscrire un tel but.
A présent, il rumine et tourne en rond dans une arène déserte. Il se cogne la tête contre des murs chimériques qu’il n’est plus capable de traverser, pour s’abrutir dans son sang et oublier que jadis, il fut visité par la grâce et apparu sous les traits insaisissables du Pibe de Oro.
Un beau jour de juin 86, Diego Maradona s’est crucifié devant le monde entier pour mieux renaître de ses cendres trois minutes plus tard. Il a cagnardé les anglais d’un coup de soleil dans le dos et l’autre en plein cœur. En effaçant Shilton d’un ultime crochet providentiel, il a mis fin aux jérémiades de façon irréparable. Depuis cet événement, les mères argentines ont pris pour habitude de soulager les fièvres infantiles en psalmodiant une obscure chanson aux sonorités barbares : Beardsley… Reid… Butcher… Fenwick… Shilton… et les gosses perclus de fièvre s’enragent et renaissent au cantique du Pibe de Oro.
Ce gamin impérissable attendu par toutes les mères du monde.
Un texte d’O Alegria do Povo
(*) Ibérico Saint-Jean