Globalement, le football est un jeu assez simple. Une sphère en caoutchouc doit être envoyée dans une cage, par des joueurs disposés sur le terrain, n’ayant pas le droit aux mains. Mais si c’était si simple dans la réalité, cela ne serait pas aussi beau. Car tout un volet tactique se doit d’être abordé. Et parfois, la tactique sacrifie certains joueurs. Récit d’un match d’un numéro neuf en pivot.
En pointe
Le match commence. La tactique de l’entraîneur est particulièrement défensive. En même temps, c’est normal, l’adversaire est beaucoup plus fort. C’est une partie qui sera sans doute à sens unique. Mais il faudra faire avec. Parce que le football n’est pas qu’une histoire de victoire et de défaite. Mais aussi une histoire de sport. L’arbitre siffle le coup d’envoi, et là, toi, en pointe, tu vas te placer entre les deux défenseurs centraux adverses. Et tu sait que tu ne va pas toucher beaucoup de ballons dans le match. Et que quand tu les auras, il faudra les mettre au fond. C’est parti, le ballon roule entre les joueurs de ton équipe. Mais toi, tu t’en fous un peu de cette séquence de possession. Car ce qui t’intéresse, c’est ton positionnement : un vrai neuf en pivot.
Pivot, pivot, pivot… Ce mot résonne comme un écho dans ta tête. Autrement dit, à toi de te taper le sale boulot. A toi de faire des appels dans le vide qui ne seront jamais servi parce que tes milieux sont forcés à évoluer juste devant la défense. Mais c’est pas grave parce que tu sais qu’au moins tu va perdre des calories dans ton effort. Au bout de dix minutes, quand ton équipe a déjà perdu trois fois le ballon et ton gardien fait deux arrêts décisifs, y a enfin un ballon qui arrive dans ta zone. Les deux centraux te font courir en faisant des petites passes avec le gardien. Et toi, tu court dans le vide, sachant pertinemment que jamais tu n’auras ce satané ballon. Mais ces courses, invisibles, sont indispensables pour la structure du bloc-équipe.
En pivot
Et ça y est, la balle repart dans ton camp. Pas grave, au moins ils la perdent sur une passe mal ajustée. Et là, c’est à toi de jouer. Car une longue balle est envoyée du camp adverse vers le tien. C’est là que cela se corse. Voilà, appliquer son contrôle, et puis attendre sans perdre le ballon. Le garder, faire deux ou trois touches de balle. Mais ça va être compliqué de faire beaucoup mieux. Un petit coup d’œil derrière, vers le but adverse. Non, impossible de se retourner. Heureusement que y a le numéro dix qui vient jaillir. Voilà, s’appliquer, là lui donner proprement. Et immédiatement derrière, partir dans une course folle et échevelée vers le but adverse. Slalomer entre le numéro quatre et le numéro cinq. Masquer sa course et ouvrir des espaces. Ne pas marcher sur les pieds de ce numéro dix qui fait le show.*
Ah, c’est bon, il la lâche. Allez, courir vers la balle, plus vite. Mettre un coup d’épaule au défenseur. La conserver à nouveau dos au but, entre l’angle de la surface et la ligne de sortie de but. Accélérer vers l’arrière et chercher le petit espace pour envoyer un centre du mauvais pied, fort, rentrant, dans la surface. Bon, c’est dégagé par le défenseur. Il faut se battre, récupérer la balle à vingt-cinq mètres, la passer en retrait vers le numéro dix. Et c’est reparti vers l’arrière pour une nouvelle séquence de conservation. Et ça continue comme ça pendant dix, vingt minutes, dans des séquences où la plus grande activité possible est une course vaine entre la charnière adverse. Bon, plus que trois ou quatre minutes avant la pause. Tenir, ne pas en prendre avant la mi-temps. Voilà, c’est chose faite. Huit ou neuf ballons touchés en 45 minutes.
En déviation
La deuxième période s’annonce plus courte. Parce que tu sait que tu va sortir au bout de vingt ou trente minutes. Parce que tu auras trop donné pour être efficace. Les consignes sont claires, permettre au bloc équipe d’avancer. Et sur les longues balles vers l’avant, parvenir à distribuer. Alors c’est ce que tu vas faire. Toujours en pivot. En déviation. Sur les longues balles, il faudra parvenir à mettre le pied juste ce qu’il faut pour qu’en une ou deux touches de balles, le jeu soit directement disponible à tes coéquipiers. Ah, voilà justement un long ballon. Exactement, un contrôle un peu long, mais c’est bon. Jouer des bras pour parvenir à passer devant son face à face. Et distribuer sur le côté du terrain. L’ailier qui accélère et qui va centrer, violemment, tendu, un peu sortant. La tête est difficile. Mais elle est au fond.
C’est une immense libération. La joie est pure, légère, blanche et noire. Courir avec rien dans la tête. Simplement l’idée que tu as réussi à la mettre au fond. Enfin. L’équipe est libérée. Les quelques dizaines de spectateurs peuvent t’acclamer, scander ton numéro, le neuf. Tes coéquipiers courent vers toi. Et c’est pour ça que tu fais ce sale boulot pendant une heure sur le terrain. Mais tu sais que si tu n’avais pas marqué, personne n’aurait parlé de toi. Alors au moment de sortir, tu souhaites bon courage à ton remplaçant, à ce numéro 12 surclassé des U19. En espérant que l’avantage fragile que tu as donné puisse être encore conservé pendant une demi-heure. Pour pouvoir être le héros. Le buteur. L’attaquant. Le pivot qui fait le sale boulot et les œuvres d’art. Marquer est un plaisir, courir est une obligation. Gagner est jouissif. Ça y est.